Ecriture-Lecture




LES AMOURS MORTES


LES AMOURS MORTES




















PREMIERE PARTIE




CHAPITRE 1





J?avais 8 ans quand je la vis pour la première fois.
Mon père venait d?être embauché comme jardinier du château des Hautes Flammes.
Nous venions de Riom, cette petite ville du Puy de Dôme où j?étais né, et depuis que nous étions arrivés dans cette magnifique région du Haut Comtat, il y a quelques mois, mon père ma mère et moi, ne pouvions que nous féliciter de la bienveillance du destin. Mon père avait répondu à une annonce passée dans La Montagne, et je dois dire que ma vie, comme la leur, avait changé du tout au tout.
Le château était situé en pleine campagne à 4 kilomètres de Grillon et une dizaine de Valréas, le chef lieu de canton. J?avais très rapidement fait la connaissance de garçons de mon âge, dont certains, n?étaient déjà plus des copains, mais des amis. On se lie très facilement à cet âge. Durant les vacances, je n?étais que très rarement à la maison (qui d?ailleurs était celle de l?ancien gardien, et n?était pas particulièrement confortable, ni spacieuse). J?avais trois activités principales. Mon jardin, la pêche dans le Lez, et la chasse. En fait, la chasse consistait essentiellement à aller dénicher des nids de geais, dans lesquels, au moment où ils étaient « vouloous »( c'est-à-dire, prêts à prendre leur envol), nous prenions les oisillons pour leur apprendre à parler. Il parait que c?est possible, mais je n?ai jamais eu l?occasion de le vérifier, car nous nourrissions nos captures avec du pain trempé dans du lait, et par une malchance inouïe, nos oiseaux mouraient tous étouffés au bout de deux ou trois jours?..
Je me trouvais un jour dans la grande cour, et dans l?encadrement d?une fenêtre ouverte, au premier étage, je la vis, très droite, immobile, le regard lointain. Elle me paraissait très grande, mince et assez vieille. J?ai su, depuis, qu?elle avait alors 28 ans, mais pour moi, les femmes qui s?habillaient en noir, étaient obligatoirement vieilles. Ma mère portait toujours des robes aux couleurs vives parce qu?elle n?était pas très âgée, alors que ma grand-mère était invariablement en noir.
Lorsqu?elle abaissa ses yeux sur moi, je levais timidement la main pour dire bonjour, et elle ne me répondit pas. J?en ai conclu qu?elle n?était pas polie, et, pour moi, ce jugement resta collé à madame de Lignac, durant des années.
Ce soir là, mon père me dit que je ne devais pas aller dans la grande cour. « Ce n?est pas ta place » me dit-il.
Cette vieille femme non seulement n?était pas polie, mais c?était une rapporteuse. Mon opinion, à son sujet était arrêtée, et je n?avais pas à m?attarder sur cette personne peu intéressante. En revanche, qu?avait voulu dire mon père en me disant que dans la grande cour, « je n?étais pas à ma place » ? Dans mon esprit d?enfant, ce sont les objets qui avaient une place. On mettait les assiettes dans un buffet, un lit dans une chambre, et évidemment, les assiettes n?étaient pas à leur place dans les WC, ni le lit dans la cuisine. Mais moi ? Pourquoi ne pouvais-je aller jouer dans la grande cour ?
Par la suite, et durant des années, je n?eus aucun contact direct, avec celle que mon père appelait la patronne. De temps en temps, je la voyais lorsqu?elle allait se promener avec son chien, un yorkshire, dans le petit bois truffier, derrière la maison de gardien que nous occupions, mais même lorsque nous nous croisions, je me gardais bien de la saluer, ce dont elle ne s?offusquait pas, son regard passait sur moi sans me voir.
Après avoir passé mon certificat d?étude, la question s?était posée, à la maison, sur ce que l?on allait faire de moi. Un soir, au cours du souper, une conversation eut lieu, entre mon père et ma mère à mon sujet.
Ma mère pensait qu?il faudrait me mettre dans un lycée agricole jusqu?à 16 ans, pour que je puisse rapidement travailler chez un horticulteur par exemple. Sa position était étayée par des observations judicieuses. C?est vrai que j?aimais les fleurs, et que dans le jardin de mon père, un petit coin de 12 ou 15 mètres carrés avait été mis à ma disposition exclusive. Dans mon jardin, il n?y avait aucun légume, mais uniquement des fleurs. J?étais particulièrement fier de mes zinnias, et mon rêve, était de pouvoir un jour avoir des champs à ma disposition, pour cultiver plein de fleurs. La position de ma mère était donc bien fondée.
Mais mon père voyait les choses sous un autre angle. Il estimait de son devoir d?élever son fils unique. Elever, c'est-à-dire, lui permettre d?aller plus haut que ses parents. Entre un jardinier de château et un cultivateur de fleurs, il n?y avait aucune différence. Il fallait donc que son fils, pour devenir un monsieur, fasse des études sérieuses. C?était une évidence pour lui.
Ma mère n?y était pas opposée par principe, mais seulement pour des raisons pratiques. Faire des études, cela coûtait très cher, et ils n?avaient pas les moyens de les payer. Comme ma mère avait un esprit conciliant, elle ajouta, « à moins qu?il puisse obtenir une bourse, évidemment ».
Mon père avait des idées bien arrêtées et n?était pas d?accord. Il estimait que lorsqu?on était boursier, on restait toute sa vie marqué par cette étiquette de pauvre. D?une voix tranchante, mon père conclut : Mon fils fera des études, et ne sera pas boursier.
Ma mère le regarda en secouant la tête. Je vis bien qu?elle estimait son mari atteint par la folie des grandeurs. Lorsqu?elle lui répéta qu?ils n?avaient pas les moyens de faire de telles dépenses, mon père lui répondit qu?il avait une idée, et la conversation s?arrêta là.
Je n?avais pas dit un mot durant le repas, mais j?avais suivi attentivement la conversation qui me concernait au premier chef, et je me creusais la tête pour essayer de deviner quelle était l?idée de mon père.
Moi, je trouvais que la proposition de maman n?était pas idiote, puisque j?aimais semer et m?occuper des fleurs pour m?amuser, je pouvais aussi bien faire ce travail pour gagner ma vie.
Il me semblait que l?idée de papa, de faire de moi quelqu?un de plus haut que lui, était bizarre, et pour tout dire, incompréhensible. Pourquoi être plus haut que lui ? Il n?était pas malheureux, lui ! Jamais je n?avais entendu mon père se plaindre de son travail, alors pourquoi devrais-je pour « m?élever » faire quelque chose qui ne me plairait pas ?
Bien sûr, j?ignorais quelle était l?idée qui avait traversé l?esprit de mon père, mais comme je ne comprenais pas très bien ce qu?il voulait, je n?étais pas tranquille. Le doute est toujours?. redoutable, c?est évident.
Dans notre famille, c?était papa le chef. Maman avait le droit de dire ce qu?elle pensait, mais la décision était prise par lui, et c?était toujours sans appel.
Le lendemain soir, en nous mettant à table, je vis bien que mon père était satisfait, et cela me fit peur. Cela me fit peur, car je savais que si mon père était content de la solution trouvée, moi, je ne le serais sans doute pas. Mon sort était certainement arrêté, et j?allais l?apprendre très vite. Pourtant, peut être pour donner plus de solennité à ses propos, mon père attendit la fin du repas pour dire à ma mère quelle solution il avait trouvée pour moi.
Lorsqu?il dit :
- Marie, tout s?arrange pour le petit !
Outre mes craintes d?un départ de la maison, je trouvais parfaitement anormal qu?il s?adresse à ma mère, alors que c?était de moi qu?il s?agissait, mais que pouvais-je faire ? Il était le maitre.
- Pierre va pouvoir continuer ses études. J?ai parlé de lui à la comtesse de Lignac (Tiens ? Il ne l?appelait plus la Patronne ? C?était sans doute pour valoriser la grâce qu?il avait obtenue) elle veut le voir, et semble d?accord pour lui payer ses études.
Une révolte subite me fit crier :
- Je ne veux pas que cette dame me paye mes études ! Je ne l?aime pas !
Extrêmement surpris pas ma vive réaction, mon père se reprit rapidement pour asseoir son autorité.
- Tu feras ce qu?on te dira de faire, Pierre. Tu n?as pas l?âge nécessaire pour avoir une opinion. C?est moi qui sais ce qu?il y a de mieux pour toi. Il faut que tu fasses des études, et madame la comtesse, dans sa grande bonté, veux bien prendre en charge tous tes frais de scolarité. Je te présenterai à elle, demain, dans la matinée. Tache d?être bien habillé, poli, et tu la remercieras, pour sa grande générosité.
Je ne répondis pas, mais je n?en pensais pas moins intérieurement : « Elle peut courir ! Cette bonne femme ne me regarde même pas quand on se rencontre. Je ne veux pas qu?elle me donne quelque chose. »
Et puis, je ne comprenais pas très bien la différence qu?il y avait entre des études payées par une bourse, dont mon père ne voulait pas entendre parler, et des études payées par « La Patronne ». Décidément, les grandes personnes sont souvent bizarres, même mon père, que je prenais pourtant pour un homme plein de bon sens.

Devant mon mutisme, mon père conclut que j?étais redevenu raisonnable, et ajouta :
- Tu comprendras plus tard, combien tu lui seras redevable pour l?aide qu?elle t?apporte.
Ouais ! Ca m?étonnerait ! En tout cas, je ne pourrai pas couper à la présentation à la patronne, demain matin, de celui dont on voulait faire un petit singe savant, et je me promis in petto, de ne pas travailler à l?école, pour qu?elle ne puisse pas être contente, d?elle ni de moi, et cesse rapidement de nous faire l?aumône.
Le lendemain matin, je partis m?occuper de mes fleurs dans « mon jardin », Et lorsque mon père vint me chercher, je n?étais pas lavé, ni bien sûr habillé, ce qui me valut une paire de claques, et un coup de pied aux fesses, que j?évitais de justesse en détalant, mes mains en protection de mon derrière.
Malgré ma résistance passive vers 10 heures trente, j?étais propre comme un sou neuf, et habillé de mon « costume du dimanche ». Ce tour de force avait été réalisé par ma mère qui, de son côté, avait reçu les remontrances sévères de son mari, pour ne pas avoir su inciter son fils, à se préparer sérieusement à cette entrevue, quasiment historique pour la famille.
J?étais bougon, et mon père avait du prendre ma main pour me trainer vers le château, où nous avons été reçus par le majordome. Il nous fit attendre dans une pièce trois fois plus grande que la totalité de notre maison d?habitation.
Lorsqu?il revint nous dire « madame la comtesse vous attend » mon père me reprit par la main, ce que je trouvais ridicule pour un garçon de 12 ans. Juste avant de franchir la porte à double battants de la pièce dans laquelle se tenait la comtesse, je réussis à libérer ma main, et j?entrais derrière lui, un peu impressionné malgré tout, chez celle que j?appelais « la bonne femme » quand je pensais à elle.
Je fus obligé de convenir que cette puissante dame n?était pas très, très vieille, qu?elle était plutôt jolie, de plus merveilleusement habillée, et qu?elle sentait très bon, ce qui était d?une grande importance pour moi, car j?ai toujours eu l?odorat très développé.
Elle échangea quelques mots avec mon père. Je ne me souviens plus de ce qu?ils ont dit, tant j?étais absorbé par la contemplation de cette femme qui décidemment n?était pas aussi horrible que je ne me l?étais figuré.
Elle tourna ses yeux vers moi, et me dit.
- Tu t?appelles Pierre, je crois ? Approche mon petit !
Les yeux baissés, à petits pas, affreusement gêné, ce qui me rendait en même temps furieux contre moi, je vins m?arrêter devant la dame, qui me posa sa main sur la tête, et me dit :
- Ne crains rien, jeune garçon, lève les yeux vers moi.
Je le fis timidement et elle ajouta en regardant vers mon père :
- Très brun aux yeux verts, votre fils sera un très bel homme.
Puis, elle se tourna vers moi, et se penchant un peu avec un gentil sourire, elle me dit :
- Je crois Pierre, que tu as été un bon élève en primaire, et que tu as obtenu ton certificat assez facilement. J?ai parlé de toi avec ton instituteur. Il serait dommage de laisser cette jeune intelligence en friche. Ce serait bien que tu poursuives tes études. As-tu déjà une idée sur ce que tu voudrais faire plus tard ?
Je savais que mon père serait furieux de ma réponse, mais je ne pouvais mentir à cette grande et si gentille dame, aussi lui ai-je répondu dans un souffle :
- J?aime les fleurs, madame.
- C?est un très bon signe, mon petit. Même si tu ne t?occupes pas de fleurs plus tard, à titre professionnel, ton amour des fleurs prouve que tu as l?âme poétique.
J?étais à la fois admiratif pour l?intelligence de cette femme, qui en quelques mots avait analysé mon caractère, et absolument charmé de savoir que j?avais « l?âme poétique »

Décidemment, en quelques secondes, je revenais totalement sur mon jugement. Elle était belle, elle n?était pas très vieille, elle sentait bon, elle était très gentille, et très intelligente. Pour les études qu?elle voulait me faire suivre, je ne savais pas très bien si elle avait raison ou non, mais pour l?instant, ce n?était pas le plus important. J?étais sous son charme, et manifestement, elle était un être qui n?avait rien de commun avec mon père, ni même avec ma mère, ou toutes les amies de ma mère que je connaissais.
Je me demandais comment je l?appellerai quand je penserai à elle. Certainement pas La Patronne, ni madame la comtesse. J?optais pour la Grande Dame.
La Grande Dame dit à mon père qu?il pouvait aller faire son travail, et qu?elle allait garder « le petit Pierre pour un peu faire connaissance avec lui ».
Elle me tendit la main que je prenais sans trouver cette fois, comme avec mon père, que c?était ridicule.
Elle m?emmena dans un petit salon, et me fit asseoir dans un fauteuil extraordinaire. Ses pieds, au lieu d?être droits, comme ceux de tous les sièges que j?avais vus, étaient galbés, avec des sculptures et des couleurs. Je jugeais cela magnifique, et c?est du bout des fesses, que je m?assis respectueusement sur cette ?uvre d?art.
- Ne sois pas timide, mon petit. Je voudrais que nous parlions un peu. Voyons?.A l?école, quelle est la matière que tu préfères ?
- J?aime bien quand on nous demande d?écrire une histoire, je n?aime pas beaucoup le calcul, mais j?ai quand même de bonnes notes.
- Tu es donc plutôt littéraire, mais comme tu es intelligent, tu parviens à suivre en mathématiques.
Décidemment, cette femme était elle-même très, très, intelligente. Je disais quelques mots, et cela suffisait pour qu?elle me connaisse. De plus, elle me disait des choses très agréables, et je fus très fier d?apprendre que j?étais un littéraire, en plus des autres qualités qu?elle venait de découvrir.
Avec la couleur de mes yeux et de mes cheveux, j?allais être très beau quand je serai grand, de plus, j?ai l?âme poétique, et je suis un littéraire. Je venais en quelques minutes de prendre à mes yeux, une valeur considérable !
Elle me posa de nombreuses questions sur ma vie à la maison, sur mes gouts culinaires (Je n?avais pas compris exactement le sens de ce mot, mais je l?avais deviné par le contexte, ce qui prouvait bien que j?étais intelligent, comme l?avait dit la Grande Dame).
Elle me fit parler de mon jardin, et je lui parlais longuement de mes zinnias, et des soins que je leur donnais, en particulier le dosage et la fréquence des arrosages.
Plus je parlais, comme je voyais que ce que je disais l?intéressait, je prenais peu à peu de l?assurance, et je m?étais plus confortablement installé dans mon fauteuil, ce dont elle sembla s?apercevoir, car je vis sur ses lèvres un petit sourire, peut être un peu moqueur, mais que je ne trouvais pas désagréable du tout.
Il était midi lorsque je suis revenu à la maison, avec plein de choses nouvelles dans mon c?ur. Grâce à la Grande Dame, j?avais plus appris sur moi dans une matinée, que durant tout le début de ma vie.
La première chose qui me frappa, lorsque je pénétrais dans notre maison, c?était qu?elle était laide, et trahissait la pauvreté.
Dès que nous nous sommes trouvés attablés, mon père me questionna sur la conversation que j?avais eue avec « La Patronne »
C?est avec grand plaisir que je relatais les remarques qu?elle avait faites, en insistant particulièrement, tout en prenant un air modeste, sur tout ce qu?elle avait pu me révéler sur mes grandes qualités.
J?étais servi par le fait que mon père était encore là quand elle avait dit que je serai plus tard un très bel homme. Tous les propos laudatifs que je me plaisais de rapporter avec une certaine exagération, devenaient en conséquence crédibles à ses yeux. Et puis, les compliments que l?on faisait sur son fils, rejaillissaient un peu sur lui, et il était tout disposé à les considérer comme fondés
Habituellement, durant les repas, la conversation se déroulait entre mon père et ma mère, ma contribution se bornait à demander du pain ou du sel.
Ce jour là, j?étais la vedette, et mes parents n?étaient que des spectateurs admiratifs.
J?ai bien aimé cette nouvelle répartition des rôles.
















































CHAPITRE 2





Une semaine plus tard, lorsque mon père vint se mettre à table, je vis qu?il était satisfait. En effet, avant de commencer le repas, il plongea la main dans sa poche, en sortit une liasse de billets de banque qu?il jeta négligemment sur la table, et s?adressant à sa mère, il lui dit :
- La Patronne veut que le petit soit habillé comme les enfants de la ville pour la rentrée. Je compte sur toi pour lui acheter de beaux vêtements, car je pense qu?elle voudra le voir avant son départ pour le lycée.
Puis, s?adressant à moi, il ajouta.
- Tu sais, Pierre, des patronnes comme ça, il n?y en a pas beaucoup, tu dois la respecter, et lui être reconnaissant de tout ce qu?elle fait pour toi.
Pour commencer, bien sûr, il va falloir la remercier. Demain, tu viendras avec moi. Tâche d?être bien propre, bien poli, et tu lui diras que tu es heureux et reconnaissant pour tout ce qu?elle fait pour toi. Compris ?
J?avais compris, mais à vrai dire, j?étais agité par des sentiments divers. Evidemment, j?étais follement heureux d?avoir bientôt des vêtements neufs et élégants, pour être au niveau des enfants de riches. Mais mon bonheur était terni par cette sacrée obligation d?aller dire merci à la Grande Dame.
Je sentais confusément, que remercier, c?était s?abaisser, or, depuis la révélation de mes grandes qualités, de la valeur que j?étais persuadé posséder, je trouvais dommage d?avoir à le faire. Dans ce mélange de sentiments, il y avait un autre élément qui avait son importance. J?étais très heureux de revoir la Grande Dame. Comment ne pas l?aimer, elle qui m?avait dit et prédit tant de choses agréables. Je me demandais même si elle serait heureuse que je vienne la remercier. Cela risquait d?abimer l?image qu?elle avait de moi, non ?
Cependant, j?avais suffisamment d?objectivité pour savoir que toutes mes réticences au sujet de ce fameux « merci » étaient inutiles. Mon père voulait que j?aille remercier La Patronne, donc, je devais le faire, point final. Je me promis seulement d?avoir l?air le plus dégagé possible, et le moins humble que je pourrais.
Je n?avais pas encore les beaux vêtements, puisque ma mère avait décidé que nous irions faire les achats le samedi suivant, mais avant de partir au château avec mon père, je « me fis beau », ce qui consistait essentiellement à me laver bien à fond, même le dessous des ongles, de dompter ma chevelure un peu sauvage, et surtout de réaliser une raie bien droite, légèrement sur le côté, et qui me donnait, c?est en tout cas ce dont j?étais persuadé, une allure de jeune homme, très sérieux, très élégant, et de famille aisée. Je suis même allé, pour la première fois, jusqu?à emprunter à maman son spray de laque, car avec ce sacré mistral, qui justement semblait très en colère ce jour là, je risquais d?être dépeigné, et il ne fallait pas que le moindre détail me dévalorise aux yeux de la grande Dame.
J?avais préparé dans ma tête, un petit discours de remerciement que j?avais répété plusieurs fois pour le connaitre par c?ur. Ce laïus, à mon avis très bien tourné, n?avait que de lointains rapports avec l?humilité. Je m?étais efforcé de ne pas employer le mot « merci », me contentant d?être reconnaissant, ce qui, je le pensais fortement, sauvegardait ma dignité, et serait amplement suffisant pour être simplement poli, sans être humble.
Malheureusement, j?ai été très déçu, car je n?ai pu placer mon petit laïus. D?emblée, la Grande dame me dit :
- Je sais que ton père, a du te demander de venir me remercier, mais je t?en dispense. Cela me fait plaisir de t?aider parce que je pense qu?il serait dommage de ne pas exploiter et mettre en valeur tes qualités.
Je te demande seulement de venir me voir avant de partir au lycée, et chaque trimestre, de m?apporter ton bulletin pour que je suive tes études, et tes progrès. Maintenant, va, et profite de tes derniers jours de vacances.
Elle me tendit la main, je m?approchais d?elle et elle posa un baiser sur mon front, ce qui me fit rougir, et m?emplit de confusion.
Malgré mon discours rentré, je ne lui en voulais pas. C?était quand même une Grande Dame !
Ma mère et moi, sommes allés, le samedi suivant, faire des courses que je trouvais bien agréables. La Grande Dame avait été généreuse, et nous avons pu acheter des vêtements chers, que je jugeais suprêmement chics.
J?ai tenu à garder sur moi, tous ces nouveaux vêtements, et c?est un jeune garçon qui aurait pu servir de couverture à un journal de mode qui revint à la maison. Mon père lui-même, pourtant habitué à voir de belles choses, car s?il y avait peu de visiteurs au château, ils étaient tous de la bonne société et élégants, mon père, donc, a marqué le coup, en me voyant.
Je voulais me mettre à table avec mes nouveaux vêtements, mais mes parents se liguèrent pour s?y opposer, estimant que je risquais de me tâcher. Je me rendis à cette raison, mais j?installais mes nouveaux vêtements sur une chaise à côté de moi.
J?aurais préféré aller en classe à Valréas, mais mes parents estimèrent qu?ils perdraient beaucoup trop de temps pour m?emmener et me ramener chaque jour, aussi, ils décidèrent de me faire entrer comme pensionnaire à Orange, et malgré mon trac, à la perspective d?entrer dans un monde tout à fait nouveau, et de ne plus vivre avec mes parents durant la semaine, je n?étais tout de même pas trop malheureux, puisque sur tous les plans, je m?élevais nettement au dessus de mon ancienne condition, et j?allais connaitre un monde nouveau.
La veille de mon départ, et bien entendu, vêtu de mes beaux habits, je vins dire au revoir à la Grande Dame.
Elle m?accueillit avec un grand sourire, et commença par me dire quelque chose que je ne compris pas très bien.
- Tu as un joli costume, Pierre, et tu as belle allure. Mais tu n?es pas encore habitué à ces vêtements, et tu n?as pas la même aisance qu?en tenue de joli petit sauvage, que tu portais d?ailleurs, avec une certaine élégance naturelle. Je suis sûre que tu t?habitueras très vite.
Que voulait dire la Grande Dame ? Il me semblait à moi, qu?entre le petit paysan et l?élégant garçon de la ville, il ne pouvait y avoir de comparaison. Or, elle semblait penser que j?étais mieux avec mes vieux vêtements. Elle était quand même un peu bizarre, quelquefois.
Puis elle me dit, qu?elle comptait sur moi pour bien travailler, ce serait là, la meilleure façon de lui faire plaisir. Je n?eus aucune peine à lui promettre de faire tout mon possible pour être un très bon élève, car j?avais déjà pris tout seul, cette ferme résolution, et je ne faisais qu?exprimer le fond de ma pensée.
Cette fois encore, elle m?embrassa sur le front, mais cela ne me fit pas rougir, car après tout, nous étions du même monde, au moins par l?élégance vestimentaire.






















CHAPITRE 3





Les années se succédèrent. Je passais d?une classe à l?autre sans aucune difficulté. Je ne revenais à la maison que pour les vacances, et chaque fois, je me faisais un devoir d?aller voir la Grande Dame, devoir que j?exécutais d?ailleurs avec grand plaisir, car je venais toujours avec des bulletins trimestriels élogieux. Elle me manifestait sa satisfaction, et lorsque nous nous quittions, je recevais sur le front le traditionnel baiser.
Non seulement, chaque année, la Grande Dame renouvelait mon trousseau, mais elle donnait une certaine somme qui devait me servir d?argent de poche. Jamais, jamais, elle ne me donna directement un centime. C?est toujours par mon père, qu?elle versait les fonds, certainement pour ne pas blesser ma susceptibilité, et je trouvais cette femme de plus en plus exceptionnelle.
Lorsqu?arriva le temps du baccalauréat, je redoublais d?efforts, pour avoir la quasi certitude d?obtenir le fameux diplôme. J?espérais secrètement une mention, un peu pour mon amour propre, un peu pour flatter l?orgueil de mes parents, mais surtout, surtout, pour faire plaisir à la Grande Dame, et lui prouver que l?argent qu?elle avait versé pour moi, ne l?avait pas été sans résultats concrets, incontestables.
J?obtins mon baccalauréat avec la mention « bien ».
Le lendemain de mon arrivée à la maison, bien habillé et avec une aisance acquise au fil des ans, je vins voir la Grande Dame.
Lorsque je lui dis que j?avais obtenu la mention » Bien », sa joie ne fut pas feinte. Au lieu du traditionnel baiser sur le front, elle me prit dans ses bras me serra contre elle, puis m?embrassa sur les deux joues. Pendant le court instant où nous étions enlacés, je sentis ses seins sur ma poitrine, et ce fut pour moi la révélation, que la Grande Dame, était également une vraie femme.
Depuis qu?elle avait pris en charge le coût des mes études, j?avais beaucoup changé, beaucoup grandi. J?étais maintenant un jeune homme de 1mètre 82 pour 70 Kilos, et je faisais une tête de plus que la Grande Dame, qui, de son côté, je devais le reconnaitre avec objectivité, n?avait, elle, absolument pas vieilli.
Elle avait maintenant 38 ans, mais son visage n?était griffé par aucune ride, sa taille était toujours fine et souple, et je me demandais quelle était sa recette, car si je la comparais à maman, qui avait à peu près le même âge, je devais constater que l?une pouvait paraitre être la mère de l?autre.
La Grande Dame, avait décidé, avec l?accord reconnaissant de mon père, que je devais poursuivre mes études. Comme j?avais opté pour le droit, elle décida de prendre en charge tous les frais qu?allait entrainer l?obtention d?une licence en droit, ou d?une maitrise, selon mon choix.
Cela me gênait beaucoup, malgré mon désir ardent, de lui faire honneur, en obtenant toujours d?excellents résultats.
Quelques jours avant mon départ pour Aix en Provence, où je devais loger à la cité universitaire et débuter des études de droit, mon père me dit :
- La patronne m?a demandé si tu connaissais bien les champignons. Je lui ai dit oui, et elle m?a demandé si tu voulais bien aller en chercher avec elle demain matin, car en dehors des chanterelles, elle n?en connait aucun autre. Je lui ai répondu à ta place, que tu étais d?accord, parce qu?avec tout ce qu?elle a fait, et va faire pour toi, tu ne peux pas lui refuser le premier petit service qu?elle te demande.
Mon père n?avait pas à se fatiguer pour m?expliquer où était mon devoir, car j?étais vraiment heureux de sortir avec elle, et, pour une fois d?être celui qui pourrait lui apprendre quelque chose.
Nous sommes partis le lendemain matin. Je portais les deux paniers, et lui dis que nous trouverions sans doute pas mal de champignons, car, d?une part, le temps avait été propice ces jours derniers, avec une alternance de pluies et de beau soleil. D?autre part je connaissais un bois qui, tous les ans, me donnait de bonnes récoltes de chanterelles, de grisettes de parme, d?oronges, de clavaires (appelés ici crête de coq) et de cèpes de bordeaux.
La grande dame me dit qu?elle n?était jamais allée chercher des champignons, et qu?elle était contente de s?y mettre, même si c?était sur le tard.
Je ne voulus pas commenter son « sur le tard », mais en la regardant je trouvais que cette expression ne lui convenait pas du tout. Elle était vêtue d?un pantalon beige qui la moulait, d?une chemisette blanche qui mettait en valeur sa taille fine, sa magnifique poitrine, et sa démarche vive complétait l?impression qu?elle était une toute jeune femme.
Arrivés dans le bois, je ne tardais pas à cueillir des champignons de diverses espèces comestibles, et, lui donnant l?un des paniers, je lui conseillais de ne ramasser que les champignons que je lui avais fait voir.
En moins d?une heure, nous avions, moi, mon panier plein et elle, à plus de la moitié. Elle était enchantée par notre récolte, et au moment où je lui disais que nous devrions rentrer, car le ciel se couvrait, la pluie se mit à tomber.

Heureusement, je connaissais une borie, en très bon état, et je lui proposais d?aller nous y abriter en attendant l?arrêt de la pluie, violente, certes, mais toujours de courte durée à cette époque, et dans notre pays.
Elle me dit qu?elle avait entendu parler des bories, mais n?avait jamais eu l?occasion d?en voir une. J?avais encore quelque chose à lui apprendre, mais je remis à plus tard les explications, car la pluie tombait dru.
Nous sommes partis en courant, moi devant, pour lui ouvrir le chemin, et nous n?étions qu?à une cinquantaine de mètres de la borie, lorsque je l?entendis pousser un cri. En me retournant, je vis qu?elle avait fait une chute, et gémissait en se tenant la cheville. Je revins vers elle, et lui demandais si elle souffrait. Sur sa réponse affirmative, et comme la pluie devenait de plus en plus violente, sans lui en demander la permission au préalable, je me penchais vers elle, la pris dans mes bras et me mis à courir vers la borie. Les deux paniers restèrent sur place, et je décidais de ne venir les récupérer qu?un peu plus tard.
Tout en courant, je me penchais le plus possible en avant pour la protéger, et arrivés devant la porte, je baissais la tête pour entrer dans la borie. Je posais la grande dame sur ses pieds, ou du moins sur un seul, puisque le droit la faisait trop souffrir. Regardant rapidement autour de moi, je lui dis de rester quelques secondes sur sa jambe valide, en s?appuyant contre le mur.
Il y avait là, dans un coin, plusieurs ballots de paille, liés par des ficelles. Je sortis mon couteau, coupait les ficelles de deux ballots, répandis la paille sur le sol, et lui proposais de venir s?asseoir dessus. Elle vint à cloche pied, s?étendit sur la paille, puis, se tenant la cheville, elle me dit qu?elle s?était tordu le pied sur un caillou et qu?elle souffrait sans doute soit d?une entorse, soit d?une fracture.
Très étonnée par la construction dans laquelle nous nous trouvions, elle me demanda quelques précisions. Très fier de pouvoir lui servir de professeur, je lui indiquais que les bories étaient construites uniquement en lauses, c'est-à-dire en pierres sèches. Ce sont des bergers, très pauvres, sans moyen, qui construisaient avec des pierres plates, ces habitations rustiques qui ont un peu la forme de nef. Ils n?utilisaient absolument aucun ciment, aucun arc en bois pour soutenir la voute, et c?est en faisant chevaucher les pierres plates les unes sur les autres, qu?ils parvenaient à bâtir des abris d?une solidité remarquable. Celle dans laquelle nous nous trouvions, dans sa plus grande hauteur devait mesurer plus de quatre mètres, et la surface au sol faisait une trentaine de mètres carrés.
Le Grande Dame ne put malheureusement vraiment gouter tout le charme de cette borie, car elle souffrait beaucoup de sa cheville, et espérait surtout rentrer chez elle le plus rapidement possible.
- Sommes- nous loin d?un chemin carrossable, me demanda-t-elle ?
- A moins de 100 mètres.
- Sais-tu conduire ?
- Je n?ai pas encore mon permis, mais je prends des cours.
- Pourrais-tu conduire ma voiture ?
- Je le pense, madame.
- Bien. Lorsque la pluie s?arrêtera un peu, tu iras chercher ma voiture, car je ne pourrai pas rentrer à pied.
Comme je voulais y aller immédiatement, elle s?y opposa, car la pluie était diluvienne.
Je me demandais ce que je devais faire pour son pied. Devais-je essayer de voir si elle pouvait bouger un peu la cheville, ce qui pouvait exclure une fracture ? Je le lui demandais, et elle me dit qu?elle allait voir ce qu?il en était. En fait, le moindre mouvement lui faisait un mal atroce, et le seul résultat fut que sous la douleur intense, elle frissonna, prise par un coup de froid.
- Vous êtes toute mouillée madame, m?autorisez-vous à vous frictionner le dos ?
- Oui, s?il te plait. Je suis glacée.
Je frictionnais énergiquement son dos, ses épaules ses bras, et ses tremblements cessèrent peu à peu.
- Merci, cela va beaucoup mieux. Même ma cheville me fait un peu moins mal. Dès que la pluie va se calmer, tu iras chercher la voiture. Le garage n?est pas fermé, et la clé de la voiture est sur le contact.
- Je vais y aller, je suis déjà mouillé, alors, un peu plus, un peu moins?Voulez-vous que je vous recouvre de paille, pour que vous n?ayez pas froid pendant mon absence ?
- Bonne idée. Il fait froid ici.
J?ai coupé les ficelles d?un autre ballot de paille, et je la répandis sur elle.
Je ne sais vraiment pas comment cela a pu se produire, alors que j?étais penché sur elle, je perdis l?équilibre, et tombais mon visage sur le sien.
Pendant quelques secondes je perdis entièrement conscience des réalités. Lorsque mon cerveau se remis à fonctionner, j?embrassais les lèvres de la Grande Dame, qui répondait à mon baiser.
Je me mis à caresser son visage et sa poitrine, en étant très conscient de ce que je faisais, mais sans l?avoir voulu. Sa main sur ma nuque, me maintenait contre elle pour que notre baiser se prolonge, lorsque subitement, elle s?écarta de moi, et me poussa. Je suis tombé à côté d?elle. Peu après, comme je faisais un geste pour passer mon bras sous sa nuque, elle me dit en souriant:
- J?ai 20 ans de plus que toi, Pierre, et cela sera toujours comme ça. Reste à côté de moi, ne bouge pas et ne parle pas.
Nous sommes restés plusieurs minutes, côte à côte, immobiles et sans parler. Une question me taraudait l?esprit, et je finis par la poser.
- Pourquoi ne vous êtes-vous pas mariée ?
Comme elle ne me répondait pas, je pensais que ma question l?avait blessée, mais, après un long silence, elle finit par me dire :
- Je me suis mariée à 19 ans. Je connaissais à peine mon mari qui avait été choisi par mes parents.
Mon mariage a duré moins de trois mois. 82 jours exactement. Mon mari buvait. Un soir, au cours d?une rixe, il a été tué. Depuis mon veuvage, il ne m?est jamais venu à l?esprit que je pourrais me remarier. Je m?étais mariée une fois, et, d?une façon simpliste, je ne m?en rends compte que maintenant, je pensais que j?avais droit à un mariage, et c?est tout. Comme une allumette ne sert qu?une fois, j?avais utilisé mon droit d?être une épouse, et maintenant, c?était terminé. Cela peut te paraitre ridicule, mais c?est la vérité.
Vois-tu Pierre, si tu penses quelquefois que tu es mon débiteur, pour ce que j?ai pu faire pour toi, tu peux avoir la certitude, dorénavant, que tu as payé ta dette. Grâce à toi, tout à l?heure, j?ai subitement réalisé que j?étais encore une femme, avec ses droits et ses désirs?..
Elle s?interrompit un moment, puis conclut en riant :
- Je vais maintenant essayer de me trouver un mari.


Comme elle se rendit compte que cette conclusion me rendait malheureux, elle ajouta gentiment :
- Allons, Pierre, tu es très jeune. Comme je l?avais prédit, tu es devenu un très beau jeune homme, la vie s?ouvre devant toi, et tu trouveras, j?en suis certaine, une jeune femme de ton âge, avec laquelle tu seras heureux. Maintenant, si tu veux bien aller chercher ma voiture, je crois que la pluie s?est arrêtée.
Je me suis levé, le c?ur lourd, car je me rendais compte subitement, que j?aimais la Grande Dame, et que j?étais déjà jaloux de ce mari encore inconnu, qu?elle allait se mettre à chercher.
Mais je ne pouvais m?attarder sur mes propres sentiments, j?avais une mission à remplir, et je partis chercher la voiture, que sans trop de difficulté, je parvins à conduire jusqu?au chemin à proximité de la borie.
Comme sa cheville la faisait souffrir, je la pris de nouveau dans mes bras, sans qu?elle proteste, pour la porter jusqu?à l?automobile.
Nous n?avons pas échangé un mot, et lorsqu?elle a été installée sur le siège du véhicule, voyant que j?étais malheureux après sa décision proclamée de trouver un mari, elle me dit en souriant :
- Décidemment, Pierre, c?est moi qui te dois beaucoup. Non seulement tu m?as fait prendre conscience que j?étais encore une femme, mais tu me fais l?honneur de m?avoir choisie pour ton premier chagrin d?amour.
Ne sois pas trop triste, pour toi, je suis une vieille femme.
Cette affirmation me parut tellement ridicule, que je ne répondis pas et me contentais de hausser les épaules.
Une vieille femme, avec ce visage lisse et bien dessiné ? Une vieille femme avec ce corps parfait ? Une vieille femme avec cette démarche souple ? Une vieille femme avec ce rire d?enfant ?
Elle n?avait jamais été pour moi la Patronne, ni madame la Comtesse de Lignac. Mais, elle n?était plus La Grande Dame. C?était Agnès qui était dans mon coeur, et personne ne la délogerait de ce qui était désormais, et pour ma vie entière, sa place naturelle.
Arrivés au château, la servante téléphona à une ambulance pour la conduire à l?hôpital d?Orange afin de faire des radios. Quand à moi, je repartis à pied chercher les deux paniers de champignons restés dans le bois.
Agnès, en définitive souffrait d?un trait de fracture à la cheville. On lui posa un plâtre et elle revint au château le lendemain. Cela, je l?appris par mon père, car je ne me croyais pas autorisé à retourner la voir. Je restais amoureux, bien sûr, mais également furieux contre moi, de lui avoir donné l?idée de se remarier. Pourquoi voulait-elle chercher quelqu?un d?autre ? Elle m?avait dit plusieurs fois que j?étais beau et intelligent. En amour, que vient faire la carte d?identité ? Surtout que dans son cas particulier, la date de naissance ne voulait rien dire, elle était loin de faire son âge.
Trois jours après notre cueillette de champignons, mon père me dit que la patronne m?invitait à dîner pour manger un plat des champignons que nous avions cueillis.
Manifestement, mon père, très surpris, ne parvenait pas à comprendre cette invitation : Nous étions de milieux tellement différents ! Mais il en était très fier, de même que ma mère, qui me demanda « de me faire beau ». Comme si j?avais besoin de ce conseil pour mettre tous mes soins à ma présentation !!!!!
Agnès ne pouvait se déplacer qu?avec des béquilles, et avec ce rire d?enfant que j?aimais tant, elle me dit : Tu vois Pierre, je m?entraine pour me déplacer, quand, dans quelques petites années, je serai vraiment vieille.
Je ne pus me retenir, et c?est véritablement à mon insu que je m?entendis lui répondre :
- Vous êtes bête Agnès, je suis plus vieux que vous.
Je réalisais aussitôt mon impolitesse, et rougis en balbutiant quelques excuses, mais elle continua à rire et constata seulement :
- Hé bien, Hé bien Pierre, on s?émancipe ! Il y a bien longtemps que personne ne m?appelle plus Agnès. Mais cela me fait plaisir, et je t?autorise à m?appeler par mon prénom. Seulement, très sérieusement, il faut que tu sortes certaines idées de la tête. Je t?ai dit que grâce à toi, je me sentais être une femme, mais je serai toujours, pour toi, une vieille amie, et rien de plus. Promets- moi qu?il en sera ainsi.
- Je ne promets que lorsque je suis sûr de pouvoir tenir.
- Bon. Ne promets rien. Le temps se chargera de remettre tes idées d?aplomb.
La veille de mon départ pour Aix en Provence, je vins la saluer. J?avais prévu de rester froid et distant. J?y parvins durant presque toute ma visite.
Nous avons parlé de choses et d?autres. Comme je lui demandais si elle savait pourquoi le château s?appelait le Château des Hautes flammes, elle m?expliqua qu?il avait été construit au XVème siècle, et qu?en 1712, un incendie avait détruit toute l?aile Ouest qui ne fut jamais reconstruite. Les flammes montaient si haut, qu?elles étaient visibles à 15 kilomètres, et c?est de ce jour que ce château fut baptisé des Hautes flammes.
Nous discutions normalement, paisiblement, mais lorsque j?ai pris congé, elle est venue vers moi pour m?embrasser sur les joues, et j?ai senti sa poitrine contre la mienne. En un instant, c?est moi qui, quelques siècles après le château, me suis transformé en brasier, et je n?ai pu résister à l?enlacer en cherchant ses lèvres.. Elle parvint à se dégager sans brutalité et me dit d?une voix douce :
- Non, Pierre, je t?en prie, ne fais pas de bêtise. Le temps, le temps seulement?. Il faut faire confiance au temps, et tout ira bien. Tu sauras alors que j?avais raison.
En fait de raison, c?était moi qui la détenais. Agnès était encore une jeune fille qui ne connaissait pas tout, surtout dans le domaine des sentiments. Car, si elle l?ignorait, moi, je savais que le temps ne ferait rien à l?affaire et qu?elle serait toujours l?amour de ma vie.
( A suivre)


DEUXIEME PARTIE

CHAPITRE 1

Je me suis très vite habitué à ma vie d?étudiant. Le changement était pourtant radical. Plus de vie de famille pendant le weekend, mais uniquement des copains et des copines, à la Fac, au restaurant universitaire, à la cité universitaire.
Il avait été décidé que, contrairement à ce que je faisais durant mes études secondaires, je ne rentrerai à la maison que pour les fêtes de fin d?année. Cependant, les journées passaient rapidement, car je travaillais sérieusement, toujours pour Agnès .
Dans notre petite bande de copains et de copines, il y avait une jeune fille qui ne cachait à personne son attirance pour moi.
Bien sûr, je m?en étais parfaitement rendu compte. C?était une petite blonde, prénommée Jeanne, aux traits fins, gracieuse et spirituelle, Je ne pouvais rien lui reprocher, sinon qu?elle me laissait de marbre, et que ses ostensibles efforts pour me plaire, finissaient par m?énerver singulièrement.
Plusieurs étudiants m?enviaient d?attirer cette jolie jeune fille, et me demandaient ce que j?attendais pour répondre à ses avances.
Il n?y avait plus de place dans mon c?ur, Agnès en était et resterait toujours l?unique occupante, c?était pour moi une certitude.
Mes parents m?avaient demandé de leur passer un coup de fil chaque semaine, ce que je faisais scrupuleusement le samedi soir, mais, jamais, jamais je n?ai voulu demander des nouvelles de « La Patronne ». J?avais trop peur de trahir mes sentiments, or, je voulais que seule, Agnès, sache ce que j?éprouvais pour elle. Il serait toujours temps d?en parler, lorsque mon amour enfin partagé, pourrait être connu de tous. Cette décision était d?autant plus facile à respecter, qu?à l?évidence, je n?aurais pas à attendre très longtemps. Notre amour était dans l?ordre des choses. J?étais très optimiste.
Pour les congés de fin d?année, j?arrivais à la maison vers 10 heures du soir. Mes parents m?avaient attendu pour dîner, et ils me posèrent tellement de questions sur ma vie à Aix en Provence, que je ne pus à aucun moment faire dévier la conversation vers le château et son occupante. J?étais à la fois frustré de ne pouvoir parler d?Agnès, et heureux, de voir mes parents fiers de leur fils.
Ce ne fut que le lendemain, alors que je prenais mon petit déjeuner, que ma mère me dit qu?au château, depuis une quinzaine de jours, il y avait « un monsieur » qui semblait bien s?entendre avec la patronne.
J?ai su tout de suite, que cette nouvelle était très grave, et immédiatement, je me sentis désespéré, sans forces, et sans réaction. Je comprenais parfaitement ce que ma mère avait voulu dire, mais il fallait que j?en aie la certitude et je finis par lui demander :
- Que veux-tu dire maman, par « un monsieur qui semble bien s?entendre avec la patronne » ?
- Tu sais, Pierre, quand un homme et une femme se promènent en se tenant par le bras, et que tous les 10 pas, ils s?embrassent sur la bouche, cela veut dire qu?ils s?entendent bien, tu ne crois pas ? Remarque, c?est une bonne chose. J?ai toujours pensé qu?il n?était pas normal que cette jolie femme reste seule. Elle en a mis du temps pour trouver l?homme de sa vie !
Ma pauvre maman ne se rendait pas compte, que chaque mot qu?elle prononçait, était comme des pierres qu?elle faisait tomber, une à une, sur mon c?ur, et je me sauvais dans ma chambre, pour cacher mon désarroi.
Ainsi, elle avait tenu parole. Elle avait cherché et trouvé sans doute un mari. Elle s?était rendu compte qu?elle était une femme, et c?est moi, comble de l?ironie, qui le lui avais révélé.
Grace à moi, Agnès avait su qu?elle recelait des trésors de sentiments inassouvis, et maintenant, c?était un autre qui bénéficiait de cette découverte. Quelle injustice !
J?étais trop malheureux pour aller la voir avec son amant, et me réfugiais dans la lecture, seul moyen pour atténuer durant quelques heures, la douleur qui me serrait le c?ur.
Il y a trois jours que j?étais en vacances, et le lendemain de Noël, mon père, en rentrant pour le repas de midi me dit :
« La patronne s?étonne de ne pas avoir eu ta visite. Tu sais mon fils, que ton impolitesse, ton manque de reconnaissance, me déçoivent beaucoup. Grace à elle, tu as pu faire, et tu fais encore des études dans de bonnes conditions. Tu devrais de toi-même te rendre compte de tout ce que tu lui dois. Je ne devrais pas avoir à te le rappeler. Il faut que tu ailles au château cette après midi et que tu t?excuses pour ton retard ».
Mon indifférence !!! Mon pauvre papa avait le souci de voir son fils s?élever et acquérir de bonnes manières, mais il ne savait rien de mon problème avec Agnès, et n?aurait certainement pas pu le comprendre. nous appartenions elle et nous, à des mondes tellement différents !.
J?enregistrais donc cette mercuriale, sans réagir Je me contentais de lui dire que j?avais justement l?intention d?aller au château dans l?après midi, ce qui était un mensonge, que je classais immédiatement dans la catégorie des plus véniels, car mon père n?étant pas partie prenante, n?avait pas à connaitre la vérité.
Cependant il fallait que j?y aille, puisque je l?avais annoncé
J?étais à la fois malade d?aller faire la connaissance de l?intrus qui occupait la place, qui, de droit, me revenait, et d?un autre côté, je voulais voir à quoi ressemblait celui qu?Agnès, d?une façon absolument incompréhensible, avait préféré à moi.

Comme chaque fois que j?allais la voir, je soignais particulièrement ma toilette, et je me rendis au château, habité par un mélange de trac et de colère.
Un domestique, me fit entrer dans le salon, où Agnès se trouvait avec un homme. Ils étaient assis dans des fauteuils, et ne se levèrent pas à mon entrée. Ils me considéraient sans doute comme un gamin, ce qui me fit regretter ma visite.
Je dus reconnaitre qu?il n?y avait rien de trouble dans leur attitude, mais cela ne suffit pas à calmer ma colère.
Lorsque je vins vers Agnès, elle se leva à moitié, m?embrassa sur les deux joues, et me dit en se rasseyant :
- Je suis heureuse de te voir petit Pierre. Je commençais à me demander si tu me boudais ! Ah ! Tu ne connaissais pas ce monsieur ? C?est Jacques !
Ce bonhomme se leva enfin à son tour, vint me serrer la main, et je pris un malin plaisir, à serrer très fort, pour lui faire sentir que je n?étais plus un enfant. Il fit une petite grimace, et cette vengeance, un peu puérile je le reconnais, me fit du bien.
Le Jacques en question était quelconque, et en tous cas, n?était pas une force de la nature. On peut penser que je n?étais pas très objectif, je veux bien l?admettre, aussi pour ne pas émettre de jugement de valeur toujours contestable, je préfère le décrire et chacun se fera son opinion.
Jacques était un homme qui devait mesurer autour de un mètre 70, à un ou deux centimètres près. Il ne devait pas peser plus de 55 kilos. Ses épaules étaient étroites. Un début avancé de calvitie découvrait son front jusqu?au milieu du crane. Son nez un peu fort et courbé, pouvait laisser penser qu?il descendait de Louis XVI. Sous la bouche, à peu près bien dessinée, un menton fuyant ne l?arrangeait pas.
Je dois reconnaitre à son crédit, tout d?abord de beaux yeux bleus, et, ensuite, pour ceux qui aiment, les cheveux blondasses?. enfin, je veux dire blonds, les cheveux (ceux qui lui restaient) étaient assez fins?..
Je ne comprenais pas. Non, je ne comprenais pas que ma merveilleuse, ma jolie, mon élégante, ma fine Agnès ait pu s?amouracher de ce type-là. En tous cas, j?en étais persuadé, aucune pérennité sentimentale ne pouvait s?établir entre ces deux êtres aussi dissemblables. J?en ai été un peu soulagé.
Bien entendu, ma toute belle ne pouvait engager la conversation, qu?en me posant de multiples questions sur ma vie estudiantine. Je répondais le plus brièvement possible, pour qu?elle sente bien ma réticence à répondre à ses questions en présence de sa demi- portion d?homme. Ce dernier essayait d?intervenir de temps en temps, fort maladroitement d?ailleurs, et uniquement pour se mettre en valeur. Lui aussi avait fait des études supérieures, médecine d?abord, puis une spécialité, psychiatrie, ensuite.
Je pense que c?est ce palmarès de grosse tête qui avait du plaire à Agnès. Je ne voyais pas d?autres explications.
Cette conversation n?était pas particulièrement agréable pour moi, sauf à un certain moment, ou le sieur Jacques, a voulu jouer au père moralisateur avec moi.
Bien sûr, dès le début, il m?avait tutoyé, pour bien marquer qu?à ses yeux je n?étais qu?un adolescent. Il voulut me donner quelques conseils, sur la nécessité de travailler, car c?est à mon âge, me dit-il, que se forge la vie de l?homme que l?on deviendra. C?est alors qu?Agnès le contra sèchement en lui disant :
- Vous savez, Pierre n?est plus un enfant, et en ce qui concerne la maturité, il pourrait donner des leçons a des personnes plus âgées que lui. J?ai personnellement suivi toutes ses études et je puis vous certifier, qu?à une intelligence vive, et à un robuste bon sens, il sait joindre un travail acharné. Il est parfaitement conscient de l?importance de la période présente de sa vie, pour préparer sérieusement son avenir, je lui fais toute confiance à ce sujet.
Je buvais du petit lait. Non pas à cause des compliments que venait de me prodiguer ma bien aimée, mais parce que le sieur Jacques semblait tout démonté par la virulente défense de mon avocate.
- Bien sûr, je le connais moins bien que vous, se contenta-t-il de répondre un peu piteusement.
Mais le meilleur moment, c?est lorsque, tout à la fin de notre entrevue, alors que je prenais congé, Agnès me dit :
- Il faudra que tu viennes dîner avant de repartir à Aix. J?ai encore beaucoup de questions à te poser sur tes études.
Puis, s?adressant à Jacques elle lui demanda : C?est bien après demain matin que vous partez ?
- Oui, il faut que je sois à Paris pour?
- C?est bien ça, le coupa-t-elle, vous partez après demain matin!
Puis se tournant vers moi, elle ajouta
Viens donc dîner après demain, vers 19 heures, nous parlerons encore de ta nouvelle vie.

J?étais si heureux que mes baisers sur les joues d?Agnès furent plus appuyés que d?habitude, et que, pour ma poignée de main avec Jacques, je fis attention de ne pas serrer trop fort. Je ne voulais pas lui faire mal. Je ne lui en voulais presque plus, l?attitude d?Agnès me rassurait. Il était hors jeu.
En rentrant chez moi, ma première joie passée, je me dis que j?avais peut- être tiré des conclusions trop hâtives. Après tout, s?il partait à Paris pour y faire je ne sais quoi, cela ne signifiait pas qu?il ne reviendrait pas après avoir réglé son affaire.
J?ai essayé de me remémorer toutes les expressions du visage d?Agnès durant notre conversation, et je suis arrivé à la conclusion, qu?elle n?avait jamais donné l?impression d?être follement amoureuse de son hôte.
Cependant, pour arriver à une certitude, il vaudrait mieux que je lui pose franchement la question, ce que je me promis de faire durant notre prochain dîner en tête à tête.
Comme toujours, mes parents, mon père surtout, furent très fiers que leur fils ait été invité par « La Patronne ». Il se préparait à me faire ses habituelles recommandations, sur la reconnaissance que je devais montrer à « La patronne » mais je pris les devants en le coupant sèchement :
- Je sais, papa, je sais. Je m?habillerai correctement, et je me tiendrai bien à table. Figure- toi que maintenant, je suis plus habitué que toi aux mondanités.
Je me rendis compte immédiatement, que j?avais manqué de respect envers mon père, et je m?en excusais, cependant que ma mère, plus intuitive, me dit, que, si je ne parlais pas comme d?habitude, c?est que je devais avoir des problèmes.

Je lui répondis que j?étais seulement un peu énervé parce que l?ami de la patronne, avait voulu me faire la morale sur la nécessité de bien travailler quand on est étudiant.
Notre discussion en resta là.

Il faisait un froid de canard quand je me suis rendu à l?invitation d?Agnès. Il avait neigé la veille, et le mistral qui après être passé sur la neige, trouvait toujours un passage dans les vêtements pour arriver jusqu?à ma peau, me frigorifiait. Pressé d?arriver, alors que j?étais à proximité de la porte du château, je fis une magistrale glissade sur une partie verglacée, et je ressentis une violente douleur à ma cheville gauche. Après un petit temps de récupération, je parvins à me relever et à me rendre en boitillant à la porte du château. Je racontais au domestique qui vint m?ouvrir, la chute que je venais de faire, et, en m?appuyant sur son bras, j?arrivais à la salle à manger où Agnès m?attendait. Elle vit tout de suite, à ma pâleur, qu?il m?était arrivé quelque chose, et me fit coucher sur un canapé.
J?eus beau lui dire que ce n?était certainement pas très grave, puisque j?avais pu marcher durant une dizaine de mètres, elle tint absolument à appeler son médecin, qui arriva dans le quart d?heure qui suivit. Il diagnostiqua une légère entorse, me fit un solide bandage, et j?avoue que durant tout le repas, je ne pensais guère à ma blessure.
J?avais une question importante à poser, mais je n?eus pas à le faire, car elle me donna elle-même la réponse.
- Ce Jacques, me dit-elle, n?est pas un méchant garçon, mais malgré ses diplômes, il n?a pas inventé la poudre. Quand même, mon petit Pierre, tu ne l?as pas épargné quand tu lui as serré la main à la broyer. Cela ne m?a pas échappé. J?ai cru qu?il allait s?évanouir. Tu ne dois pas être jaloux chaque fois qu?un homme se trouve à mes côtés.
- Tout d?abord, Agnès, je ne suis pas, je ne suis plus « le petit Pierre », ensuite, je n?étais pas jaloux de Jacques, mais, voyez-vous, il est tellement inférieur à vous !
- Tu n?étais pas jaloux ? Ah, bon ! Je le croyais. Alors c?est parfait excuse-moi, Pierre, j?ai commis une erreur, me répondit elle, en plaisantant manifestement.
Il est vrai que tu n?as aucune raison d?être jaloux, à cause d?une vieille femme. Parle-moi un peu de ta vie à Aix. Il doit y avoir des tas de jeunes et belles étudiantes, et avec ton physique, tu dois faire des ravages.
- Ne faites pas semblant de ne pas savoir ce que vous savez parfaitement. Cela n?est pas digne de vous. Vous savez que vous occupez mon c?ur, seule, et pour toujours. Il n?y aura jamais la moindre place pour une autre.
- - A mon tour de te dire, que ce que tu viens de dire, n?est pas digne de toi. Bien que jeune encore, tu m?as dit plusieurs fois que tu étais très mature. Si tu l?es réellement, tu dois admettre que l?on peut aimer plusieurs fois.
- Généralement, c?est exact, mais pas pour moi. J?aurais peut être pu aimer plusieurs femmes, mais le sentiment qui me porte vers vous, est unique, et ne laisse place pour personne d?autre.
- Arrêtons cette discussion, nous allons continuer à dire des bêtises.
A partir de ce moment là, nous n?avons plus parlé que des matières juridiques qui me plaisaient particulièrement dans mes études, comme le Droit Constitutionnel et le Droit pénal. J?ai été surpris de constater que dans ces domaines, elle avait plus que des notions, et, comme je l?en félicitais, elle me dit qu?elle avait fait deux années de droit, juste avant de se marier, ce qui confirmait qu?elle avait été une brillante étudiante, très en avance dans ses études..
Ma douleur à la cheville, était devenue supportable, mais Agnès tint absolument à me raccompagner dans sa voiture, et dans la nuit glaciale, au moment de nous séparer, quand nous nous sommes embrassés sur les joues, je suis parvenu à légèrement glisser vers ses lèvres. Mais elle ne me laissa pas aller plus loin.
Elle utilisa alors un mot qui sentait bon la vieille France.
- Fripon ! me dit-elle en souriant et remettant sa voiture en marche.
Je fus long à m?endormir ce soir là, car je ne cessais de penser à Agnès qui me semblait de plus en plus jeune, de plus en plus belle. Elle m?était destinée, j?en étais certain.



















CHAPITRE 2
J?ai repris les cours du deuxième trimestre, à peu près certain que je n?avais plus en Jacques un concurrent sérieux, et je me remis à bucher dur, pour faire honneur à Agnès et obtenir assez rapidement une situation brillante, toujours pour elle, car pour moi, je n?était finalement pas tellement ambitieux.
Nous étions un petit groupe de 5 ou 6 étudiants, qui nous retrouvions pendant les moments de loisir. Dans nos moments de détente, nous jouions au bridge, au ping-pong, et lorsque le temps était un peu plus clément, nous allions dans « une campagne » dans les garrigues, qui appartenait aux parents d?un camarade. Nous emportions des choses faciles à cuisiner, et nous alternions promenades dans un bois tout proche, et parties de pétanque.
Dans notre petite bande se trouvait toujours Jeanne qui, depuis qu?elle faisait partie de notre groupe, restait le plus possible à mes côtés, et continuait à se dire amoureuse de moi. Comme elle me le répétait un peu trop souvent, je finis par lui dire que si mon c?ur n?avait pas été pris, elle aurait eu toutes ses chances, mais que malheureusement, j?aimais une femme d?une façon totale et définitive.
Elle me répondit qu?elle saurait attendre, car, elle en était certaine, un jour, nous formerions un couple, elle et moi.
Je lui laissais ses illusions.
Au cours d?un week-end champêtre, Jeanne se débrouilla pour rester seule avec moi, et me dit que son amour se contenterait de peu.
- Je sais que tu aimes ailleurs me dit-elle, et que je ne pourrais rien attendre de toi dans l?avenir immédiat, mais fais de moi ta maitresse, et tu m?apporteras dès maintenant, un peu de bonheur. Tu vois, je me contenterai de peu, car mon amour pour toi est total.
J?avoue avoir été ému par cette déclaration, et, je lui ai répété à plusieurs reprises, que l?occupante de mon c?ur ne pourrait jamais en être délogée, et qu?elle ne devait pas se faire d?illusion. Après avoir apporté ces précisions, c?est avec la conscience tranquille, que je suis devenu son amant.
J?estimais que je n?enlevais rien à Agnès, qui certainement avait du coucher avec son Jacques, et au contraire, je rétablissais l?équilibre sans porter atteinte à mes sentiments pour elle. Et puis, il faut bien le dire, Jeanne semblait si heureuse avec moi, que je trouvais dans notre liaison des motifs de satisfaction. En somme, je faisais preuve de miséricorde, de gentillesse, de bonté. Il n?aurait pas fallu me pousser beaucoup pour me faire dire, que je lui faisais l?amour par charité?.
D?ailleurs, puisque j?écris pour tout dire, j?avoue qu?elle faisait bien l?amour et que ces petits arrangements avec ma conscience, n?étaient, finalement, pas désagréables du tout.
Entre le travail, les quelques distractions avec les copains, et mes occupations sexuelles, les journées passaient à une allure fulgurante.
Déjà les congés de Pâques s?annonçaient. Je continuais à appeler mes parents au téléphone chaque semaine, mais je n?osais jamais leur parler de la dame du château, toujours pour le même motif : Mon amour pour Agnès ne devait être connu que de nous deux.
Avant de quitter Aix pour rentrer chez moi, Jeanne me conjura de l?appeler au téléphone chaque jour.
Je lui dis qu?il n?en était pas question, et lui interdis d?essayer de me téléphoner chez mes parents. Elle se mit à pleurer, je lui ai rappelé que je n?avais pris aucun engagement avec elle, et nous nous sommes séparés fâchés. D?un côté j?en étais soulagé, mais j?avais un petit, tout petit regret (????) de perdre une maitresse, somme toute pas désagréable.
Arrivé chez mes parents, après avoir parlé de choses et d?autres, ma mère, qui se révélait toujours porteuse de mauvaises nouvelles, me dit qu?il y avait un nouveau monsieur au château, et que « La Patronne », décidemment, semblait vouloir rattraper le temps perdu.
Je commençais à détester les vacances qui débutaient toujours par une affreuse nouvelle.
Cette fois-ci, je n?attendis pas la mercuriale paternelle sur la reconnaissance que je devais exprimer à « La Patronne », à laquelle je devais, etc, etc, etc??.. et dès le lendemain je me rendis au château, essentiellement pour évaluer le danger, que représentait ce nouvel intrus.
Comme toujours, Agnès m?accueillit avec un éclatant sourire, et fit claquer deux gros baisers sur mes joues. Elle semblait très heureuse?.Et pas seulement de me voir, hélas !
Le nouveau, je dois le reconnaitre était plus présentable que le premier. Il m?aurait même été sympathique s?il ne s?était pas trouvé aux côtés d?Agnès.
De plus, comble de malheur, il avait un nom plus en accord avec une comtesse : Yves de La Boissière. Ils étaient du même milieu.
Agnès entreprit son questionnement rituel sur mes études, mes distractions d?étudiant, et je répondais le plus brièvement possible, toujours pour qu?elle sente bien que je n?étais pas heureux de parler devant un étranger. Je ne lui parlais évidemment pas de Jeanne, et pour une fois, elle ne me questionna pas sur mes éventuelles conquêtes, que mon physique avantageux, selon elle, aurait pu me procurer.
Au cours de la conversation, j?appris qu?Yves était là depuis une semaine, et malheureusement, il n?a pas été question de son proche départ.
Ce squatter du coeur de ma belle, était autrement beau et intelligent que ce pauvre Jacques. Il était donc très dangereux. Lorsqu?il s?absenta pour aller chercher sa voiture confiée au garagiste du coin, je profitais de l?occasion pour poser nettement la question.
- Et celui-là, l?aimez vous ?
- Comment veux-tu que je te réponde, Pierre ? Il n?est là que depuis huit jours.
- Combien de temps va-t-il rester ?
- Mais enfin, te rends-tu compte que tu me fais subir un interrogatoire ? Peux-tu me dire de quoi je suis accusée ?
- De m?être infidèle.
- Il serait temps que tu réalises que tu n?es ni mon mari, ni mon amant, et que tu ne le seras jamais. Vis ta vie, mon petit Pierre, et laisse-moi vivre la mienne.
- Je vous le répète, je ne suis plus le petit Pierre
Vous oubliez une chose, Agnès, c?est que, si, comme vous le dîtes, vous vivez votre vie, c?est grâce à moi. Avant moi, vous n?aviez pas d?amant et vous ne songiez pas à en prendre.
- C?est juste. Mais je t?en ai remercié, que puis-je faire de plus ?
- Devenir ma femme.
Elle éclata d?un rire clair et sonore qui me fit mal. Mal, au point que je dus m?asseoir. Je venais de comprendre que tout espoir était perdu, et que mon amour ne pourrait jamais se concrétiser. Elle était loin, vraiment très loin de considérer notre vie commune comme simplement imaginable.
Elle se rendit compte de mon émoi, et s?excusa d?avoir ri. Des excuses ! Cela me faisait une belle jambe !
Prenant le contre pied de ce que je pensais réellement, afin de sauver la face, je lui dis que la vérité, un jour, serait évidente pour elle, c'est-à-dire que nous étions faits l?un pour l?autre. J?insistais lourdement sur ma certitude, puis, je pris congé, en lui promettant de venir lui dire au revoir avant de repartir à Aix.


En fait, bien avant de repartir je suis revenu au château. Le prétexte, était que j?avais trouvé des morilles, et que je tenais à lui faire gouter ce champignon de printemps, très prisé. La vraie raison, c?était que je voulais constater s?il y avait une évolution dans les rapports entre Yves et Agnès.
Pendant qu?Agnès portait les morilles à la cuisine, Yves me dit, avec un sourire un peu ironique, qu?il me trouvait « aussi », très sympathique. Je compris, par cette réflexion et cette attitude, qu?Agnès avait du lui parler de moi, et il savait donc que j?étais amoureux de sa dulcinée.
Agnès ne se serait pas confiée à n?importe qui, aussi, son pseudo compliment me fit très mal, car cela signifiait que leur intimité était grande. J?en voulus à Agnès d?avoir parlé de ce qui devait rester notre secret.
Quand Agnès revint, je pris aussitôt congé, me promettant de ne pas revenir dire au revoir au couple. Cela me rendait malade de les voir ensemble, vivre sous le même toit, et, peut être, (j?écris « peut être », mais j?en étais sûr) dans la même chambre.
Décidemment, je prends facilement des décisions, mais il m?arrive très souvent, trop souvent, de ne pas les respecter.
Le surlendemain des morilles, le téléphone a sonné. Ma mère qui avait décroché me dit que c?était pour moi.
Je pensais aussitôt que c?était Jeanne qui malgré mon interdiction avait du trouver le numéro de téléphone de mes parents dans l?annuaire, et je me préparais à la traiter vertement.
Ce n?était pas Jeanne, mais pour la première fois, Agnès, qui me demandait de venir dîner le soir même pour déguster les morilles, et elle ajouta que je pouvais venir sans réticence, car, nous ne serions que deux au diner.
Cette femme, avait le don de faire alterner en moi le chaud et le froid. J?espérais que c?était inconscient, et d?ailleurs je le croyais car sinon, cela aurait signifié qu?elle était méchante. Or, Agnès, mon Agnès, ne pouvait être méchante, et, oubliant ma résolution de ne pas revenir au château, j?acceptais aussitôt.
Sans attendre les conseils habituels de mon père, je me fis très beau, persuadé que ces vacances de Pâques allaient donner un tour important à ma vie, peut être même le plus important. Cette invitation inattendue, me permettait les rêves les plus fous.
Agnès ne perdait jamais de temps à se faire belle, elle l?était toujours, naturellement, de visage, de corps et d?habillement.
J?ai eu droit à mon arrivée à un sourire encore plus éclatant que d?habitude, ce que je considérais comme d?heureux auspices, pour la conversation que nous allions avoir.
Une fois attablés, elle me dit qu?Yves était parti, ou, pour être plus exacte, que c?était elle qui lui avait demandé de partir. Il aurait eu des paroles malheureuses à mon égard, et elle ne les avait pas appréciées.
Il y avait là une double raison de me réjouir. Il était parti, et c?était elle qui l?avait banni, pour raison de lèse-Pierre.
L?entrée en matière était merveilleuse et j?attendais la suite logique, qui ne pouvait être que : C?est toi que j?aime Pierre, je veux vivre avec toi.
Mon attente fut déçue, car, bien qu?ayant pris ma défense, les sentiments d?Agnès à mon égard, n?avaient pas évolué d?un iota. Elle acceptait et même semblait gouter l?hommage de mon amour, mais persistait à dire, que son âge avancé, ne lui permettait pas d?envisager un avenir commun avec moi.
Vous avez bien lu. Elle a bel et bien employé l?expression « d?âge avancé »
Je la pris rageusement par le poignet, et l?entrainais devant la grande glace qui se trouvait dans le couloir, pour permettre aux visiteurs, un dernier coup d??il sur leur tenue.
Arrivés devant la glace, je lui dis :
- Essayez au moins une fois dans votre vie, d?être objective. Osez dire que nous n?avons pas des physiques qui s?accordent parfaitement. Osez le dire !!
Elle jeta un rapide coup d??il à la glace, puis se retournant vers moi, elle me dit :
- Pierre, tu n?as pas vingt ans, je vais en avoir quarante. Le double de ton âge.
- Et alors ? Quand j?aurai quarante ans, vous n?en aurez que soixante, il n?y aura plus qu?un tiers de différence!
- Et quand j?aurai cent ans, tu en auras quatre vingt, il n?y aura plus qu?un cinquième de différence ! Alors reviens me voir à ce moment là, et je réfléchirai, me répondit- elle en riant.
- Bon, laissons ces calculs idiots de côté et revenons au présent. Regardez-nous dans la glace. Avez-vous une ride sur votre visage ? Non. Voyez vous un seul petit défaut à votre corps parfait, à votre taille fine, à votre souplesse, alors que moi, je suis déjà un peu lourd, je viens de le constater. Voulez vous que je vous dise ce que je pense ? Vous le voulez vraiment ? Hé bien, en vérité, vous estimez que je ne suis pas assez bien pour vous. Si je ne me trompe pas, alors, dîtes le franchement, mais arrêtez de vous abriter derrière la fausse excuse de votre âge !
Elle me regarda avec une grande tendresse et répondit.
- Vois-tu, si j?étais une jeune étudiante comme il doit y en avoir pas mal autour de toi, je me battrais pour avoir tes faveurs. Tu es un garçon remarquable. Alors arrête de dire des bêtises.
Ecoute ! Si dans une autre vie, nous avons la chance de ressusciter au même moment, alors, nous ferons notre nouvelle vie ensemble, ajouta-t-elle en riant.
- C?est très gentil, mais pour l?instant, c?est dans cette vie que nous sommes vous et moi. Je vous en conjure, réfléchissez, Agnès ! Est-ce du « quand dira-ton » que vous avez peur ?
- Tu sais bien que non. J?ai reçu ici d?autres hommes sans me soucier de ce que les habitants aux alentours, pouvaient en penser.
- J?étais parmi les habitants aux alentours, et je n?en pensais, je n?en pense toujours, que du mal.
Madame la Comtesse se mit alors en colère.
- En voilà assez avec tes enfantillages !! Si tu ne peux pas murir un peu, devenir raisonnable, je préfère que tu t?en ailles !
Je la regardais un long moment, et comme je sentais que des larmes me montaient aux yeux, je ne voulais pas lui en donner le spectacle. Je me suis retourné rapidement, pour sortir sans la regarder, ni ajouter un mot.
Je ne pouvais pas entrer à la maison dans cet état, aussi, je décidais de retourner dans la borie où nous étions venus nous abriter, il y a bien longtemps, Agnès et moi, et où j?avais vécu des instants merveilleux.
Personne n?y était revenu depuis notre passage, la paille sur laquelle Agnès et moi nous nous étions étendus et embrassés, gardait la marque de nos corps, et n?avait pas reçu d?autres visites. Je m?y allongeais, et seul, donc sans honte, je laissais couler mes larmes.



































CHAPITRE 3




Je ne suis pas retourné au château avant mon départ pour Aix, pour entamer le troisième trimestre.
C?est avec plaisir que je retrouvais mes camarades étudiants, avec lesquels je pouvais oublier quelques instants mes déboires amoureux.
Jeanne et moi, nous nous étions quittés en mauvais terme avant les congés de Pâques, et de fait, durant la première quinzaine, elle ne vint pas s?intégrer à notre petite bande. C?est tout juste si, à deux reprises, je l?aperçus au restaurant universitaire.
Je savais qu?elle m?avait vu aussi, mais, ostensiblement, elle avait tourné la tête de l?autre côté pour bien marquer qu?elle ne désirait pas discuter avec moi. En fait, cela ne me touchait pas énormément, car, si ma raison pouvait me crier qu?il n?y aurait jamais un amour abouti entre Agnès
et moi, la raison n?est pas ce qui règle l?amour, et je continuais à sentir que personne ne pourrait prendre la place qui lui était réservée en moi, à tout jamais.
Au bout de ce trimestre, il y avait l?examen de première année, et comme toujours depuis le début de mes études, je travaillais très sérieusement. Tout bêtement, malgré la raison qui me disait que c?était inutile, c?était encore pour Agnès que je voulais réussir.
A la réflexion ce n?était pas si bête que cela, car j?avais pu remarquer qu?Agnès n?était pas insensible aux têtes bien pleines, l?exemple de ce pauvre Jacques, qui n?avait que cela à son actif, était là pour le prouver. Alors, s?il y avait peut être une petite chance pour que ma réussite sociale, l?amène un jour, à réviser son attitude envers moi, il ne fallait pas que je la gâche.
Elle m?appelait souvent Petit Pierre, mais le pourra-t-elle encore lorsque je serai un avocat renommé ? A condition de ne pas compter le temps, j?avais encore une chance de la conquérir.
Nous étions rentrés depuis une quinzaine de jours, lorsqu?un camarade vint frapper à la porte de ma chambre pour me remettre une enveloppe portant un seul mot : Pierre.
La lettre qu?elle contenait, écrite par Jeanne, était courte.
Mon Pierre
J?ai droit à ce possessif, puisque tu es en moi à tout jamais. Je sais que tu aimes ailleurs. Tu n?as rien voulu me dire au sujet de cette femme, mais j?ai une certitude : Jamais, tu m?entends bien, jamais, elle ne sera liée à toi comme je le suis. Je sais que je ne suis pas parfaite, mais, de ton côté, tu dois savoir qu?aucun effort de ma part ne serait trop difficile pour que je devienne telle que tu me souhaiterais.
Pour l?instant, je n?ai qu?une prière à t?adresser : Ne perdons jamais contact, toi et moi, durant toute notre vie. Je suis persuadée qu?un jour nous vivrons ensemble et nous serons heureux.
Je ne vais pas te dire « je t?aime ». Ce serait banal et ne signifierait pas grand-chose, tant cette expression a été galvaudée.
Tu es en moi.
Jeanne

J?avoue que cette lettre m?a fortement remué, et ce pour la simple raison, que j?aurais pu l?écrire moi-même à Agnès.
J?étais touché, c?est vrai, mais pour être tout à fait franc, j?ai été un peu vexé.
J?étais persuadé, jusqu?à ce jour que mon amour pour Agnès était unique, ne pouvait être comparé à nul autre, et cette lettre me faisait découvrir que d?autres pouvaient ressentir la même chose. D?autres, avaient la certitude, que leur sentiment avait une puissance telle, que le temps ne pouvait que jouer en sa faveur.
Je ne sais si je l?ai dit, mais, si je logeais à la cité universitaire, les parents de Jeanne, assez aisés sans doute, lui avaient loué une chambre en ville, où nous nous retrouvions au temps de notre liaison.
Par l?intermédiaire du même camarade qui m?avait apporté la lettre de Jeanne, je répondis le lendemain, ce petit billet très court :
Jeanne
« Sauf contrordre de ta part, je viendrai chez toi Dimanche au début de l?après midi. Je ne veux pas te donner de faux espoirs, mais nous avons à parler ».
Pierre
Lorsque je suis arrivé chez elle, elle m?a sauté dans les bras, et m?a dit : Nous parlerons après, viens !
Nous avons fait l?amour, après quoi, allongés, nus, l?un à côté de l?autre, je me suis appliqué, en étant le moins possible blessant, à lui dire que nous pouvions continuer à avoir des relations sexuelles, mais que je ne pouvais pas lui donner le moindre espoir dans un avenir commun.
- Ce que tu ressens pour moi, je le ressens pour une autre, tu dois donc bien me comprendre.
- Non Pierre ; me répondit-elle avec une certaine logique, mes sentiments sont plus puissants que les tiens, puisque tu peux faire l?amour avec d?autres femmes, comme moi en particulier, alors que je serai absolument incapable de coucher avec un autre homme que toi.
Elle venait de marquer un point important et je ne pus que lui répondre d?une façon grandiloquente, un peu ridicule, je le confesse :
- Je te donne mon corps, mais mon c?ur appartient à une autre.
- Si tu deviens avocat, tu ne gagneras pas toutes tes causes me dit-elle en souriant. Tes arguments sont spécieux.
Pendant tout le trimestre, Jeanne et moi nous nous sommes retrouvés chez elle, deux ou trois fois par semaine. Je travaillais dur en vu de mon examen, et chaque semaine, je passais mon coup de fil à mes parents. Nous parlions de choses et d?autres, mais ni mon père, ni ma mère, ni moi-même, à aucun moment, n?avons parlé de l?occupante du château.
La veille du début de mes examens, j?ai reçu un télégramme, ou plus exactement le contenu d?un télégramme m?a été téléphoné à la cité universitaire. Il émanait d?Agnès. Il n?y avait qu?elle pour utiliser ce mode de correspondance désuet.
Pense à toi pour ton examen. Mais ne suis pas inquiète. Je t?embrasse. Agnès.
C?était à peu près ce que ma mère aurait pu m?envoyer, et loin de me faire plaisir, cela me mis en colère. Décidemment, j?étais toujours pour elle « Le petit Pierre »
Comme pour mon bac, je me sortis de mon examen avec la mention bien. J?avais espéré la mention au dessus, mais ma déception fut de courte durée.
Dégagé de mes préoccupations universitaires, mes pensées se sont tout de suite tournées vers Agnès. Allais-je la trouver seule ? D?autres hommes sont ils venus au château depuis Pâques ?
Par ailleurs, Jeanne me suppliait de rester en contact pendant les grandes vacances. Je ne voulais pas qu?elle vienne interférer dans mes rapports avec Agnès, mais devant son insistance, je finis par accepter qu?elle me téléphone les 1er et 15 de chaque mois.
Le soir de mon oral, je suis allé chez Jeanne, avec une bouteille de champagne Elle avait également réussi à son examen, de justesse, mais pour elle, c?était suffisant. Elle m?expliqua :
- Pour moi, me dit-elle, l?important était de passer en seconde année, pour que je puisse être à tes côtés dans les amphithéâtres. Je n?ai pas d?autre ambition que d?être proche et aimée par toi.
Je n?ai pas répondu, Nous sommes allés faire l?amour, et je dois bien reconnaitre que la ferveur qu?elle mettait à m?aimer n?avait pu me laisser indifférent. Nous avons bu notre bouteille de champagne, et le lendemain, après être passé prendre mes affaires à la cité universitaires, elle tint absolument à m?accompagner à la gare.
Quand je me suis retrouvé dans mon compartiment, pendant que le train roulait, toutes mes pensées se projetaient sur ces grandes vacances durant lesquelles, je l?espérais, Agnès allait se rendre compte que j?étais digne d?elle. En particulier, je pesais le pour et le contre d?un problème. Devais-je ou non, parler à Agnès de ma liaison avec Jeanne ?
D?un côté, je pencherais pour le oui. Si, elle me sentait moins attaché à elle, peut être serait-elle amenée à réfléchir, et, jalouse, ne voudrait pas me perdre.
D?un autre côté, pour le non, il y avait le risque qu?elle pense : Ouf ! Le voilà casé ! Je vais avoir la paix de ce côté-là !
Ce risque était trop effroyable et après avoir balancé, je décidais de ne pas lui parler de Jeanne. Au moins pour le moment.
Lors de mes deux précédentes vacances, en arrivant chez moi, ma mère m?avait appris qu?un homme se trouvait au château, avec lequel « Madame la Patronne semblait bien s?entendre ».
Qu?allait-il en être cette fois ? Je me dis que les deux premiers ayant été congédiés, un troisième ne serait pas plus dangereux. Il partirait lui aussi, comme les autres, alors que moi, je serai toujours là. Je me demandais même, si mon intérêt ne serait pas qu?elle fasse plusieurs expériences, pour comprendre enfin, que je suis l?homme de sa vie.
( A suivre)


CHAPITRE 4

Lorsque ma mère, peu après mon arrivée, me dit « qu?un nouvel homme était au château » je n?en ai pas été surpris. Pas surpris, mais inquiet quand même, et je décidais d?aller chez Agnès dés le lendemain, pour voir le nouvel élu, et mesurer son degré de dangerosité.
Mon père et ma mère, d?une façon tout à fait exceptionnelle, avaient acheté une bouteille de champagne, pour fêter « le juriste qui avait encore décroché une mention ».
Ma mère me dit que la veille, Agnès avait téléphoné pour connaitre le résultat de mon examen. Elle avait semblé très satisfaite de ma mention.
Mes parents étaient follement heureux. C?est donc qu?ils avaient envisagé mon échec comme possible Pour moi cela ne m?avait pas effleuré l?esprit, puisque je travaillais pour Agnès. Seul le niveau de la mention posait problème. J?ai été peiné et vexé qu?ils aient pu douter de moi.
En tout cas, cet examen était la chose la plus importante pour eux, et ils étaient certainement plus heureux que moi, puisqu?en ce qui me concerne, ma réussite universitaire n?était qu?au deuxième rang de mes préoccupations.
C?était maintenant que j?allais aborder mon problème, de loin, le plus important. L?amour de ma vie.
Je me rendis donc au château le lendemain en début d?après midi. Ma rencontre avec Agnès, fut presque le coller- copier des deux premières visites de fin de trimestre. Elle était dans le salon, et, cette fois, se précipita sur moi pour m?embrasser et me féliciter. Il y avait encore un nouveau prétendant avec elle. C?était un homme nouveau, et je rageais en pensant que c?était moi qui lui avais donné le goût de cette succession de prétendants.
Elle me le présenta : Tanguy d?Estienne.
Décidemment elle aimait les particules. Il faudrait que je me renseigne sur les démarches à accomplir pour en acquérir une.
Comme chaque fois, il fallut que je raconte ma vie estudiantine à Aix, bien que d?un trimestre sur l?autre, il ne se soit rien passé de bien nouveau. Elle arriva comme toujours sur des questions concernant les jeunes étudiantes. Elle voulait savoir s?il n?y en avait pas une, qui avait retenu enfin mon attention. Cette question la préoccupait donc, je le constatais avec plaisir.
Je lui répondis, que pour obtenir une mention « Bien » à un examen, il fallait s?astreindre à un gros travail, qui ne laissait pas beaucoup de temps pour d?autres activités ou préoccupations. Elle sembla se contenter de cette réponse, qui n?en était pourtant pas vraiment une.
Le Tanguy, qui je dois le dire, ne m?étais pas très sympathique, avait suivi notre discussion sans dire un mot jusque là, mais éprouva le besoin d?ajouter son grain de sel.
- Personnellement, j?ai eu des mentions Bien et Très Bien durant mes études supérieures de philosophie, mais à mon époque, nous prenions tout de même un peu de temps pour nos amours.
C?était cela, la vie d?étudiant. Les choses se sont donc tellement modifiées ?
Ce type m?énervait, et pas seulement par ses réflexions débiles. Sa présence auprès d?Agnès m?agaçait prodigieusement.
- Vous savez, monsieur, nous n?avons pas fait les mêmes études. En droit les matières sont nombreuses et abondantes. Il faut donc beaucoup travailler, pour acquérir des connaissances Alors qu?en philo, il suffit de savoir un peu baratiner et d?émettre des idées générales qui ne peuvent être contestées, puisque leur réalité ne peut être établie.
- Vos notions en philosophie sont un peu légères, jeune homme.
Ce « jeune homme » me mit en rage, et j?eus toutes les peines du monde pour ne pas lui flanquer la raclée qu?il méritait. Je me contentais de lui répondre :
- Comme les m?urs de votre temps sans doute !
Agnès intervint en souriant.
- Allons, allons messieurs, cessez votre joute oratoire. Chacun dans votre genre, vous êtes des hommes remarquables, et si vous pensiez à me faire plaisir, j?aimerais que vous vous entendiez bien. Est-ce trop vous demander ?
« Des hommes remarquables » Elle venait de nous remettre à égalité, et j?en étais très heureux.
- Mais non, chère Agnès, lui répondit Tanguy, pour moi, ce n?est pas trop demander puisque votre jeune protégé m?est très sympathique.
« Chère Agnès » !! Je t?en ficherai !! et puis, il insistait ce crétin, avec son « jeune protégé ». Je ne pouvais rendre les armes aussi facilement.
- Ne craignez rien Agnès répondis-je, votre tout nouveau soupirant, me semble aussi être l?un des plus sympathiques de la bande.
J?avais les nerfs en boule, et lorsqu?Agnès reprit :
- Vous êtes ridicules tous les deux. On dirait un combat de coqs !
- Vous avez raison, c?est à peu près ça, lui dis-je en me dirigeant vers la porte, un combat de coqs, pour une poule.
Je sortis précipitamment, et je n?avais pas fait dix pas, quand je réalisais combien j?avais été ridicule, offensant, injurieux, et que je venais sans aucun doute de perdre toutes mes chances de conquérir la femme que j?aime.
Je me suis demandé si je devais retourner pour présenter des excuses immédiatement. Cependant, il aurait fallu pour cela qu?elle soit seule. Ce n?était certainement pas en présence de Tanguy, que j?allais m?humilier en demandant pardon, et je suis rentré à la maison.
Cette fois, je pensais que tout était terminé. J?avais traité de poule, ma bien- aimée, et elle ne parviendrait certainement pas à me le pardonner. J?avais été terriblement insultant, et c?était inadmissible de ma part.
J?essayais de me trouver des excuses, car si elle était responsable, cela aurait pu me permettre de me détacher un peu d?elle. Mais ma tentative était dérisoire, il était évident qu?Agnès restait accrochée dans mon coeur, et je ne pourrais jamais m?en détacher, me libérer.
Le 14 Juillet, avec mes parents, nous sommes allés en badauds voir le feu d?artifice. Madame la comtesse faisait l?honneur d?y assister. Elle était seule. Pas trace de Tanguy. Il avait du terminer sa petite vacation. A qui le tour ?
Agnès nous aperçut. Je la vis hésiter puis elle vint vers nous, mais c?est à mon père qu?elle s?adressa.
Elle voulait savoir s?il avait prévu la commande des abricotiers pour le prochain verger. Il lui répondit qu?il était encore trop tôt, mais qu?il ne perdait pas de vue cette commande.
Après avoir embrassé ma mère, elle me fit un petit signe de tête poli et s?éloigna. Cette femme avait une démarche merveilleuse, et son corps parfait m?attirait avec une puissance plus que jamais ressentie.
Ne serait-ce en définitive qu?un
simple désir sexuel que j?éprouvais pour elle ? Je me posais la question, mais je savais qu?il n?en était rien. Tout, en elle, me plaisait, et je lui vouais toute mon âme.
Le 15 Juillet, Jeanne n?oublia pas l?autorisation que je lui avais accordée de m?appeler 2 fois pas mois. Elle me parla assez peu de ses propres vacances, en revanche, elle voulait tout savoir sur ce que je faisais, c?est tout juste si je ne devais pas faire un rapport fidèle, concernant toutes mes activités, heure par heure.
En fait, je compris très vite, qu?elle voulait savoir, si, et quand, je voyais celle que j?aimais. Je pris un malin plaisir, à ne même pas faire une allusion à celle qui occupait toutes mes pensées.
La conversation durait depuis plus d?une heure, lorsque je dus prendre le prétexte d?un rendez vous au tennis avec un Paul que je venais d?inventer, pour mettre fin à notre communication.
On ne peut pas détester une personne qui vous aime à ce point, mais il faut avouer qu?elle était un peu crampon, ma gentille et jolie maitresse !
Une nouvelle semaine s?écoula, lorsque je reçus un coup de fil d?Agnès. C?était la deuxième fois qu?elle me téléphonait, et j?avoue que ma vanité en fut chatouillée, car elle me dit qu?elle voulait me voir, et m?invitait à dîner pour le lendemain.
Je crois que je parvins à lui répondre assez froidement, pendant notre courte conversation, sauf à la fin, où il me fut impossible de me retenir, et je lui dis : « Je vous aime », ce à quoi elle répondit simplement : « Je sais », avant de raccrocher.
J?avais voulu me montrer détaché, c?était raté, je n?avais pas pu lui cacher mes sentiments. En revanche, par son « Je sais » elle ne s?engageait pas personnellement sur ses sentiments.
Mais à la réflexion, je me dis que si c?était elle et non pas moi qui avais appelé, cela devait avoir une signification, non ? Et j?en ai été rasséréné.
Le lendemain, il faisait une chaleur lourde, étouffante, et en passant devant la glace dans l?entrée, je vis que j?étais très élégant, avec mes vêtements clairs, très légers, et mon allure sportive.
C?est sans doute ce que pensa aussi Agnès en me voyant car elle me dit : Que tu es élégant ! Dommage que tu le sois beaucoup moins, dans les termes que tu utilises parfois.
Evidemment, je devais m?y attendre, elle allait me parler de mon accusation de « poule ».
Je ne me trompais pas car elle reprit non sans humour :
- Oui, décidemment, tu es très élégant, et tu as l??il dominateur d?un bon petit coq.
-Bon, d?accord, Agnès, je vous présente mes excuses. Mais c?est vous qui avez parlé de coq, et par association, j?ai voulu faire un jeu de mot.
- Une association ? Avec quoi ? Entre le coq et la poule, ou avec le fait que plusieurs hommes sont venus ici ?
- Je vous l?ai dit. Dans la forme, j?ai voulu faire un mot d?esprit, mais je l?avoue, dans le fond j?exprimais ma tristesse de voir un défilé de?.concurrents.
- Ce ne sont pas des concurrents pour toi, tu le sais bien. Je cherche un compagnon, alors que toi, tu es complètements à part.
- Je ne veux pas être à part ! Sauf si c?est pour être votre mari. Sinon, considérez-moi comme les autres. Tenez ! Faites de moi votre amant, et ensuite, si vous le désirez, vous pourrez agir comme vous l?avait fait avec les autres : jetez moi.

- Tu n?as donc pour moi qu?une attirance physique ?
- Vous connaissez parfaitement la réponse à cette question, mais si notre entente physique est excellente, peut être vos propres sentiments évolueront-ils ? C?est ma dernière chance, ne me la refusez pas.
Le c?ur battant, je la vis hésiter longuement, puis elle prononça ces mots, auxquels je ne croyais pas vraiment.
- Trouve un prétexte pour tes parents qui ne doivent rien savoir, j?y tiens absolument, et viens dîner demain soir, tu repartiras après demain.
J?ai failli hurler mon plaisir, mais je me contentais de me lever de table et de venir, presque chastement, l?embrasser sur les lèvres, afin qu?elle se rende compte que ma joie n?avait pas sa source dans des perspectives sexuelles, mais qu?elle était d?une toute autre nature.
Lorsque je suis revenu chez mes parents, mon premier souci a été de téléphoner à Jean, l?un de mes camarades de Fac qui habitait à Orange. J?ai eu la chance de l?avoir directement.
Je lui dis, que théoriquement je serais chez lui demain après midi, que je passerais, toujours théoriquement, la nuit chez lui, et reviendrai chez mes parents après- demain en début d?après midi.
Je lui précisais qu?il y avait peu de chance que mes parents téléphonent, mais que c?était une précaution que je prenais, pour le cas où ils auraient besoin de me joindre.
Si, contre toute attente, ils téléphonaient, je lui demandais de se faire passer pour son père, et de dire que nous étions absents tous les deux.
Jean me dit que je n?avais pas de mauvais sang à me faire, qu?il était seul chez lui en ce moment et qu?il saurait éventuellement jouer la comédie. Puis, comme c?était un garçon pratique, il ajouta que ce qu?il faisait, était à charge de revanche, bien entendu.

Dès lors, je n?eus plus qu?à attendre, mais chaque heure durait des siècles.
Comme, pour mes parents, j?étais censé aller chez mon copain, à Orange, à trente kilomètres, à bicyclette, j?ai donc enfourché mon vélo dès quinze heures.
Comme il me restait beaucoup de temps avant d?aller au château, j?avais pris la décision de passer ce temps dans « notre » borie, qui, pour moi, était chargée d?un symbolisme puissant.

Après avoir soigneusement enlevé mes vêtements, pour ne pas les froisser (Je me fis en riant la réflexion que ce déshabillage, n?était qu?une répétition avant la véritable entrée en scène, du soir), je m?étendis sur la paille, et me mis à rêver tout éveillé à ce que pourrait être notre vie future.
Tout d?abord, sur le plan professionnel, j?avais pris la ferme décision de devenir avocat. Mes études de droit m?y conduisaient tout naturellement.
J?y parviendrai aisément, mais de là à devenir un avocat célèbre, c?était une autre paire de manches, mais comme j?étais dans le domaine du rêve, je me voyais très bien, partir plaider aux quatre coins de la France, et même à l?étranger. J?étais parfaitement décidé à tout faire pour atteindre ce but, et de faire honneur à Agnès.
Nous habiterons bien sûr au château, ne serait-ce que pour ne pas dépayser Agnès, et je décidais que nous aurions un enfant, un seul, de sexe féminin de préférence, afin qu?il ressemble le plus possible à sa merveilleuse mère.
Bercé par ces rêves agréables, le temps passa finalement assez rapidement. Je m?habillais avec soin, et utilisais une petite glace que j?avais apportée pour vérifier la bonne tenue de ma coiffure.
Comme j?étais encore en avance, je décidais de laisser ma bicyclette dans la bergerie, et partis à pied jusqu?au château, en faisant un grand détour pour être certain de ne pas rencontrer quelqu?un de connaissance.
Agnès m?attendais, pareille à elle-même, élégante avec simplicité, fraiche, souriante. Elle ne semblait pas particulièrement émue, alors que moi?.
Quand elle vint vers moi, au lieu de m?embrasser sur les joues, comme d?habitude, elle m?offrit ses lèvres, et le feu s?alluma en moi.
- Tu es en avance, me dit-elle, en me prenant pas la main, nous dînerons plus tard, et elle m?emmena vers sa chambre. Tout habillés, nous sommes tombés sur le lit, enlacés. Nous nous embrassions, nous nous caressions et ce ne fut certainement qu?après pas mal de temps, que nous nous sommes retrouvés nus.
Il y avait si longtemps que je rêvais de tenir cette femme dans mes bras, que la première fois, j?ai été brutal, je le reconnais et m?en suis excusé. Mais elle a bien voulu me dire qu?elle avait beaucoup apprécié notre ?.prestation.

Nous avons fait l?amour plusieurs fois, et (Prenais-je mes désirs pour des réalités ?), il me semblait qu?une connivence, une grande tendresse, de plus en plus, participait à nos ébats.
En ce qui me concerne, j?étais très partagé. D?un côté, j?avais été follement heureux de posséder celle qui était depuis toujours, pour moi, une déesse inaccessible. Mais déjà, je me préoccupais de la suite. J?avais voulu être son amant, elle l?avait accepté, mais maintenant, qu?allait-il se passer ?
Trois hypothèses, me semblaient pouvoir être envisagées.
Peut être, voudra-t-elle me rester désormais fidèle, vivre avec moi, ce que mon amour exclusif avait toujours considéré comme le seul dénouement acceptable.
La seconde hypothèse, moins agréable, était qu?elle veuille seulement me garder comme amant, mais, je ne savais pas si j?accepterais cette situation. J?en doutais.
Enfin la troisième hypothèse, carrément exécrable celle là, était qu?Agnès estimant m?avoir donné ce que j?avais sollicité, me demande désormais de la laisser mener sa vie sans plus la tarabuster avec mon désir de vie commune. Je n?osais pas m?attarder sur cette dernière éventualité.
D?ailleurs, le moment n?était pas venu d?entamer une discussion sur mes interrogations.
Nous nous sommes endormis au petit matin, et lorsque j?ai ouvert les yeux, il n?y avait personne à côté de moi.
Une salle de bains se trouvait à côté de la chambre. Je suis allé prendre une longue douche, l?esprit toujours partagé entre l?immense joie d?avoir été l?amant de cette femme merveilleuse, et la crainte de devoir très vite redescendre de mon nirvana.
Comme elle n?était pas revenue dans la chambre, je me suis habillé, et suis descendu dans le salon.
Elle était dans un fauteuil et semblait réfléchir. Déjà habillée, parfumée, toujours aussi merveilleuse, elle me dit en souriant :
-Alors, petit paresseux, c?est à cette heure que l?on se lève ?
- Excuse-moi, mais j?ai eu une nuit chargée.
- Non, Pierre, non !!!!
Comme je restais interdit devant la vigueur de son apostrophe, elle ajouta ;
- Il ne faut pas que tu me tutoies. Tu m?entends ? Il ne faut pas. Rien n?est changé entre nous. Nous avons passé de très agréables moments, c?est vrai, mais je n?ai pas changé. Je te le répète, rien de durable n?est possible entre nous, et ce qui s?est passé cette nuit, il faut que tu le saches, ne se reproduira jamais. Tu entends ? Jamais !
Boum !! En une petite phrase, j?avais la réponse à mes trois hypothèses. C?était donc la pire pour moi qu?elle avait prise.
J?ai alors ressenti une immense fatigue m?envahir, qui n?était pas due uniquement à notre nuit mouvementée.

J?avais sans doute perdu définitivement la partie. Cette femme dont j?étais imprégné dans toutes les fibres de mon corps, me refusait et c?était pour moi la fin déchirante d?un long rêve.
Elle me regardait avec compassion, ce qui me fit, évidemment, plus de mal que de bien, et me dit :
- Je comprends parfaitement ce que tu dois ressentir, mais tu reconnaitras plus tard que j?avais raison. Ce que je peux te dire, c?est que j?ai connu des hommes, j?en connaitrai peut être d?autres, je les oublierai sans doute, mais de toi je me souviendrai toujours.
Je n?oublie pas, que c?est grâce à toi, que je me suis rendu compte que j?étais une femme, encore capable de plaire et de ressentir le désir pour un homme, alors que je croyais ma vie sentimentale terminée avant d?avoir vraiment commencé. Merci mille fois Pierre, mais il faut que tu comprennes??
- Ne vous fatiguez pas, madame !! lui répondis-je en marquant par cette appellation une nouvelle distance. Je ne vous importunerai plus. Merci d?avoir accédé à mon dernier désir.
Je me suis levé pour sortir, mais elle s?est levée à son tour, et m?a rattrapé pas le bras.
- Pas de ça entre nous, Pierre !! Ma tendresse pour toi est sans égale. Je suis et resterai toujours ton amie, et je te supplie de te considérer comme le mien.
Comme un enfant, je sentais que j?allais éclater en sanglots, et pour ne pas lui donner ce spectacle, j?ai dégagé mon bras qu?elle tenait, et suis sorti précipitemment sans dire un mot.
Je revins en courant vers la borie, et là, allongé sur la paille, je pus me laisser aller à mon chagrin. Mes rêves d?hier étaient bien morts.

CHAPITRE 5





Cinq ans plus tard, j?étais associé dans un cabinet d?avocats à Avignon.
Ce n?était plus pour Agnès, mais entrainé toute ma jeunesse au travail, j?avais continué à travailler et passé facilement tous mes examens. J?avais eu trois ou quatre liaisons, qui n?avaient jamais duré plus de 6 mois. La raison en était simple, j?avais toujours en moi la présence d?Agnès.
Lorsque j?allais chez mes parents, je la revoyais de temps en temps. A quarante cinq ans, elle était toujours aussi belle, aussi mince, aussi élégante. Je savais par mes parents que plusieurs hommes étaient venus la voir au château, mais aucun n?était resté très longtemps.

J?en étais arrivé à me demander, si, au fond, elle ne recherchait pas uniquement chez les hommes, la possibilité d?assouvir ses besoins sexuels. Elle m?avait dit qu?elle recherchait un compagnon ou un mari, mais maintenant, j?en doutais sérieusement.
Bien sûr, je n?espérais plus rien, mais elle était toujours en moi, ce qui m?empêchait d?entamer une relation plus sérieuse.
Jeanne, de son côté restait en contact avec moi. Ayant échoué à l?examen de deuxième année, elle avait abandonné ses études, et travaillait depuis lors chez une fleuriste qui, sur le point de prendre sa retraite, cherchait une personne susceptible de lui succéder. Jeanne était maintenant propriétaire de ce petit magasin, à Orange, où je suis passé une fois pour la voir.
Ponctuellement, les 1er et 15 de chaque mois, elle me donnait un long coup de fil. De temps en temps, elle terminait la communication par la même phrase :
- Quand tu seras prêt, préviens-moi. Je t?attendrai toujours.
C?était à la fois un peu énervant, et assez flatteur.
C?est donc 5 ans après ma merveilleuse et unique nuit avec Agnès, qu?en arrivant chez mes parents, j?appris que » La Patronne » allait se marier.
Le lendemain je suis allé au château. Elle m?a présenté un homme aux tempes grisonnantes, mince, sportif, et je dois le dire assez sympathique. Je n?avais pu la conquérir mais, petite, infime consolation, elle allait passer sa vie avec un Pierre.
Non, évidemment ce n?était pas vraiment une consolation, mais du moins, je pouvais maintenant, selon une expression à la mode, « faire mon deuil » .Maintenant, tout était bien fini, et je pensais qu?enfin, j?allais être libéré de sa présence en moi.
Agnès me demanda de venir faire une promenade avec elle.
Le mistral avait dégagé le ciel d?un bleu limpide. Le soleil d?Avril était déjà chaud. Je ne sais si elle le faisait exprès, mais nous allions dans la direction de la borie. Nous étions restés silencieux. Comme je lui demandais pourquoi cette promenade, elle me dit seulement : « Plus tard »
Nous sommes arrivés près de la bergerie. Elle y est entrée et je l?ai suivie. Elle est allée s?asseoir sur la paille, et de la main, tapotant une place à côté d?elle, elle me demanda de m?asseoir aussi. Ce que je fis.
- Vois-tu, Pierre, c?est ici que je suis née à la vie normale. Grace à toi. Je te dois cette naissance. Tu es un peu mon père et ma mère. C?est amusant de penser que les âges ont été inversés à cette époque.. Je vais me marier avec un Pierre. Je suis heureuse qu?il porte le même prénom que toi.
Je voudrais qu?en ce lieu où je suis née, tu renaisses à ton tour. Notre page est définitivement tournée. Il faut que tu te sentes libre, libre de commencer une nouvelle vie. Je voudrais tant que tu rencontres une jeune femme qui t?aime comme tu le mérites, et que tu aimeras comme tu m?as aimée.
Le jour où tu m?annonceras ton mariage, je ressentirai un pur bonheur.
Embrassons-nous une dernière fois, puis tu rentreras chez tes parents, et moi, j?irai rejoindre Pierre.
Nous avons échangé un long baiser. Je me suis levé le premier, je lui ai tendu la main pour l?aider à en faire autant. Je lui ai demandé de partir la première, ce qu?elle a fait aussitôt, sans se retourner.
Je suis resté encore quelques minutes, à me remémorer notre première venue dans cette borie, lorsque nous voulions nous abriter de la pluie. Ensuite, tristement, je suis rentré chez mes parents.
Le 30 Avril, lorsque Jeanne m?a téléphoné, je lui ai dit :
- Jeanne, je suis prêt. Nous allons nous marier. Prends tes dispositions pour mettre ton magasin en gérance. En attendant, viens passer le week-end avec moi.
Nous avons publié les bans et nous nous sommes mariés très vite. Je voulais le faire avant Agnès, et j?y suis parvenu.

Il y a deux ans que nous sommes mariés.
Nous avons un fils de bientôt un an. J?ai mis quelques mois avant de tomber vraiment amoureux de ma femme. Je reconnais qu?elle est merveilleuse, et nous sommes heureux.

Depuis le début de ce récit, je me suis efforcé d?être sincère dans la description de mes sentiments, de mes états d?âme, de mes espoirs.
Je ne vais pas terminer ce livre par un mensonge. Ce serait malhonnête.
En disant que j?étais heureux, j?ai laissé croire, que j?étais entièrement libéré d?Agnès. Je me fais un devoir d?apporter une dernière précision.
Si Agnès me demandait d?aller vivre avec elle, tout en remettant à plus tard le règlement des dégâts occasionnés dans ma petite famille, par mon attitude, je bondirais immédiatement au château. Oui, c?est ce que je ferais indubitablement. Vous qui me lisez, portez sur moi le jugement que vous trouverez approprié, mais l?amour est une force contre laquelle la volonté ne peut rien.
D?ailleurs, contrairement à ce que je pensais plus jeune, mon cas, sans doute rarissime, n?était pas unique. J?ai l?intime conviction que si Jeanne s?était mariée avec un autre que moi, toute sa vie, je serais resté l?amour de sa vie.
Oui, décidement,
Les amours mortes ont la vie dure.




FIN
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